Tous les éminents experts de la « Commission chargée de la catégorisation infantile, du tri et de la mise en filière » (CCITF) s’installent avec solennité, et Didier Salon-Macraud ouvre sans plus tarder la session du jour.
Bon, qu’est-ce que c’est encore que cet énergumène, affublé de sa capuche rouge… On se découvre ici, et on laisse de côté ce type de signe ostentatoire visant à provoquer l’ordre républicain ! D’ailleurs, déclinez votre identité…Petit Chaperon Rouge…
Mais il y a un doute, un mauvais genre ; il, elle ? Désagréable ambiguïté, transgression caractérisée des normes et de la bienséance ! Encore un trans-activiste, un hermaphrodite Queer cherchant à faire vaciller nos repères et à nous troubler.

Qui est ce personnage enfantin, anonyme, et toujours dissimulé sous son large capuchon ? Être indifférencié, genré de manière fluide et changeante…Que cela cesse ! Si c’est une problématique transidentitaire, on va initier un parcours de transition, médicalisé. Retardateur de puberté, hormones, chirurgie. Voilà, on rentre dans la norme instituée. Diagnostic, protocole, traitement. Réassignation. Cessons de jouer ainsi avec les codes et les identités. Chacun à sa place, au bout du conte. Et on va bien finir par lui régler son conte !
Bon reprenons le dossier.
Donc, ce personnage est une sorte d’archétype archaïque, qui hante les traditions orales et les contes depuis des temps éculés. La version écrite la plus ancienne remonte à un poème « De puella a lupellis servata » compris dans le recueil Fecunda ratis, rédigé au Xe siècle par l’écolâtre Egbert de Liège. Cet enfant est une vieillerie…
L’histoire circulait aussi dans les campagnes françaises au XIVème siècle. On y racontait par exemple l’arrivée d’un petit garçon chez sa grand-mère, partiellement dévorée par le loup qui en a revêtu les atours. La fausse aïeule, perversement, demande alors à l’enfant de consommer la chair et le sang de la mamie, en les grimant en viande et en vin. La présence de dents dans le morbide festin est aussitôt transmuée en haricots par la sournoise bête, tandis que le gamin gobe tout… Dans certaines versions, le Petit Chaperon Rouge est un jeune homme déguisé en fille. Tout est donc histoire de travestissement, de dissimulation, de troubles dans le genre et l’identité. Tout est versatile, interchangeable, instable. En fonction des transpositions de l’histoire, il s’agit de rapports triangulaire enfant / Mère-Grand / Loup, plus ou moins agrémentés de personnages annexes, tel que le chasseur ou la mère. En introduisant cette figure patriarcale, les frères Grimm ont d’ailleurs contribué à passiver le Petit Chaperon, et à diffracter la dramaturgie initiale. Car, dans d’autres versions, comme celle italienne de La Finta Nonna, l’enfant se démerde seul, fait preuve de ruse et d’artifice pour berner le prédateur. A la fin du conte, le Petit Chaperon Rouge demande à aller dehors pour "faire ce que le roi lui-même ne peut pas faire par un autre" - c'est-à-dire soulager ses besoins naturels...Le loup, replet et benêt, attache un fil de laine à la jambe de la gamine, que celle-ci s'empressera de dénouer une fois à l'extérieur...Pas si docile et naïve la soubrette ! Pas besoin du mâle chasseur, expert en TND (Tirage de Nobles Dames), pour se démêler de ce traquenard...
En outre, dans sa version condensée, originaire, c’est bien une situation duelle qui est dépeinte, avec des effets de projection, de dédoublements et de plasticité des protagonistes en présence. En dépit de la vertigineuse partie de chaises musicales qui semblent se déployer, on en arrive finalement à une confrontation binaire. A une véritable lutte transgénérationnelle ; l’innocence contre la prédation et la cruauté…Dans une lecture darwinienne, c’est manger ou être mangé…Fantasme archaïque très profondément ancré, résurgence d’arrière-fonds phylogénétiques immémoriaux ?

L’ethnologue Yvonne Verdier (« Le petit Chaperon Rouge dans la tradition orale ») souligne ainsi les effets de substitutions du conte : Loup-Grand-Mère / Grand-Mère-Loup. La dimension lupine n’est-elle finalement qu’un trait qualificatif, sans autre incarnation au-delà des deux personnages en présence ? Des versions du conte narrent ainsi l’affrontement entre une jeune orpheline et son aïeule ensauvagée, désirant la dévorer…Au-delà des enjeux de genre, mal différenciés, c’est bien la dimension intergénérationnelle, la dichotomie enfant / adulte qui est ainsi en jeu.
D’ailleurs, « un trouble menant à un autre, on peut aussi se demander si la possibilité d’une méprise entre le corps viril d’un loup et celui d’une grand-mère n’est pas un indice de la fluidité de genre de la grand-mère, laquelle pourrait aussi bien être un grand-père, un oncle, un cousin » (Lucile Novat). Le Loup est une figure suffisamment floue, susceptible d’incarner « n’importe quelle doucereuse entité adulte et familière ». Mais le loup est également la « métaphore animale de la pulsion dévoratrice de l’adulte » …
Ce que le conte met en scène, c’est finalement une forme de confrontation entre deux registres de sexualité. La dissemblance entre une sexualité infantile, polymorphe, floride, éruptive ; mais imaginaire, au sein de laquelle toutes les sensations peuvent devenir érogènes. Et une sexualité post-pubertaire, génitale, potentiellement prédative…car la pulsion peut désormais se déployer en acte, et jouir de l’autre. La confusion peut alors naître du franchissement des frontières, d’un mélange des langues, des corps et des intentions. Dans le lit de la Grand-Mère, tout est démesuré, disproportionné, aux yeux du Petit Chaperon Rouge. La petite, qui s'est défringuée et glissée presto dans le plumard, observe, fureteuse, l'anatomie disproportionnée de l'adulte ; "elle fut très étonnée de voir comment sa mère grand était faite en son déshabillé" (Perrault). Et la louve défraîchie se laisse palper, s'exhibe avec volupté. Elle laisse libre cours à la curiosité sexuelle infantile, sans restriction. Comme si l’adulte ne s’empêchait pas, ne marquait plus la différence des générations, des désirs, des chairs…Comme si les digues sautaient, contraignant l’enfant à voir brutalement le Loup…Là, c’est sans doute la pulsion sexuelle du parent qu’il faudrait chaperonner…

Selon Bruno Bettelheim (Psychanalyse des Contes de fées), le conte témoignerait davantage des fantasmes de dédoublement, ou de clivage en bon et mauvais, des figures d’attachement. Cette diffraction serait alors, pour l’enfant, une façon de gérer l’ambivalence et l’antagonisme pulsionnel à l’égard des proches. « Si, dans le lit de la grand-mère, et à sa place, je vois un loup, je préserve ainsi la bonté grand-maternelle et je reporte mon horreur et ma haine sur le loup » (Pierre Péju, La petite fille dans la forêt des contes). Or, l’équivoque n’est peut-être pas que dans le psychisme enfantin…Sans doute que, dans le positionnement des parents, se loge aussi le spectre des prédations avides…
Or, c'est peut-être cette dimension qui tend à s'évacuer au fil des transformations historiques du conte. D'une retranscription littéraire à l'autre, on édulcore, on moralise, on arrondit les angles. De Perrault, jusqu’aux frères Grimm, on en arrive finalement à une version très pédagogique à l’égard de l’imprudence vis-à-vis des dangers qui rôdent. Eminent académicien, Charles Perrault transcrit effectivement les contes de tradition orale à destination de la Cour de Louis XIV. Ce faisant, il va aussi les adapter, "les censurer", et les expurger de leurs contenus les plus scandaleux...D'un savoir incarné, transmis de bouche à oreille, qui faisait résonner des enjeux intimes et sulfureux, émergent finalement de simples textes d'avertissement, très prédicants et sermonneurs. Cependant, si ces versions vont devenir le texte manifeste qui habite la mémoire et l'imaginaire collectifs, on peut aussi suggérer que le contenu latent des traditions primitives continue à hanter le conte, de façon larvée...
Bon, mais alors c'est quoi l'histoire qui reste, en surface ?
L’héroïne, bien élevée, court à sa perte en faisant confiance à tout le monde. Elle se laisse séduire, fait preuve d’ingénuité, tisse elle-même son propre piège ; une vraie gourdasse. Elle batifole, elle ne refuse jamais, trop naïve face aux dangers de l’obscure forêt, de l’extérieur ; tous ces vagabonds qui rôdent, ces migrants frappés d’OQTF…Comme le souligne Eric Berne, "aucune petite fille sensée, en tout cas, ne se serait mise à cueillir des fleurs après avoir parlé au loup. Elle se serait dit « Si je ne trouve pas du secours au plus vite, cet enfant de salaud va dévorer ma grand-mère ! »"

De surcroît, que penser du dénouement heureux, rapiécé par la fratrie Grimm - seul un homme armé et sans doute aviné peut sauver l'enfant des griffes du prédateur ? …On a du mal à y croire. C’est quoi cette fin plaquée, artificielle ou surajoutée ? On en fait quoi de notre trouble, de ces restes mal digérés qui persistent à refluer ?
Est-ce qu’on va acheter cette morale frelatée, le loup étant coincé dans son rôle - la figure masculine du séducteur meurtrier, prêt à tous les travestissements pour tromper et consommer sa proie ? Un maître du jeu particulièrement vicieux, qui jouit de mystifier et de souiller la tendresse familiale ? All Wolfs are bastards ?
Et si le conte était plus ténébreux, art vivant de la subversion, mélangeant ruses, faux-semblant et duplicités ? Car cette calembredaine ne se résume évidemment pas à un simple avertissement moralisateur...Dans les brèches s'insinuent sans doute de l’ambiguïté, de la polysémie, des transformations et des inversions. De fantasmes en réalité, tout se confond, se mélange....Qui joue ? Qui tremble ? Qui menace ?
Bruno Bettelheim soulignait à quel point l'imagerie équivoque des contes permet à l'enfant de "mettre de l'ordre dans les pressions chaotiques de son inconscient " - ou au contraire, contribue à semer le trouble, l'indéterminé, le flottant et l'énigmatique...
Le Petit Chaperon Rouge n'est-elle qu'une jouvencelle, bécasse et malléable ?
Dans certaines versions, le conte énonce le fait qu'elle ne pourra pas quitter le nid familial tant que son habit ne sera pas usé...Alors, elle frotte, elle abîme, elle déchire, pour que sa mère la laisse enfin prendre la route. Le Petit Chaperon Rouge veut goûter la liberté. En bourlinguant du domicile maternel jusqu'à la cabane de la grand-mère, elle s'en va, littéralement, du four au moulin. Or, selon Bernadette Bricourt, il s'agit là d'une remontée vers l'origine, d'un parcours féminin symbolique de l'espace confiné de la gestation vers le lieu de l'exubérance débridée et de la sexualité. L'enfant s'égare, batifole, transgresse, et s'affranchit du joug familial. Un véritable apprentissage de la liberté et de l'altérité...
Et puis, c’est quoi ce truc qu’elle porte ; cette capuche qui la caractérise, la substantialise, jusqu’à en devenir son essence identitaire ? « Il lui allait si bien, que partout on l'appelait le Petit Chaperon rouge ».
Un chaperon ? Du temps de Charles Perrault, au XVIIème, c’est une coiffure féminine, déjà démodée…Un colifichet archaïque désormais destiné au peuple et aux enfants. Tentative ratée de se distinguer socialement ? Ou alors, parure ambiguë, polymorphe, fluide…relents de bonnets phrygiens, cape de justicier, détournement satirique des atours cléricaux…Effacement des frontières et des assignations, subversion des rôles ?
Et ce rouge…couleur qui symbolise les émotions violentes, et particulièrement celles qui ont trait aux émois sexuels ? Pourquoi ce bonnet rougeoyant, incandescent, offert par la Mère-Grand ? …Transfert prématuré d’un pouvoir de séduction, signifiant énigmatique en attente de traduction pubertaire ? Le Petit Chaperon rouge, atteignant la maturité sexuelle, vampiriserait-elle symboliquement les femmes de sa lignée ? En effet, dans certaines versions, elle dévore, elle accapare les atours féminins, le pouvoir de procréer, de séduire....« Ah ! la maudite petite fille qui fricasse le sang de sa grand’mère » (version tourangelle). Elle ingurgite goulûment les organes reproducteurs de la vioque, s'approprie sa puissance génésique... Selon une variante italienne, c'est l'intestin de la mémé qui sert de cordon de sonnette, la mystérieuse chevillette..."Oh petite grand-mère, que cette chose-là est molle !". Et la voilà qui tire allègrement ; elle bouscule le cycle des générations, et fait basculer l’ancêtre vers sa fatale destinée, sans trop de scrupules…Un véritable rituel initiation...
Ainsi, l’enfant doit inévitablement se confronter au monde des adultes, imprégné des enjeux énigmatiques de la sexualité et de la mort. De fait, des messages chargés de significations sexuelles inconscientes circulent, s’implantent, peu symbolisables pour un psychisme immature, et laissant des restes à traduire ultérieurement…Comment faire en sorte que ce heurt ne soit pas traumatique, intrusif, violent, abusif ? Est-ce à l’enfant de s’adapter, ou aux adultes de prendre soin et d’accompagner, de médiatiser ? Comment permettre à un enfant de faire face aux mystères de l'extérieur ; de tisser suffisamment de prudence et de confiance ? D’être attentif sans être terrorisé ?
D’ailleurs, cette enfant qui erre dans la forêt, est-elle soumise, ou contestataire ? Obéit-elle, ou prend-elle la tangente, en suivant ses propres lignes de fuite ?
« Le petit Chaperon Rouge quitte volontiers sa maison. Le monde extérieur ne lui fait pas peur, elle en apprécie même la beauté » (Bruno Bettelheim).
Ce Chaperon, est-il un enfant choyé ? Ou alors, comme dans de nombreux contes, est-il contraint de déguerpir, rejeté, abandonné, voire haï et persécuté ? Est-il aimé ou consommé ? ...Et, d’où le danger peut-il sourdre ? Des sentiers malfamés, des bois infréquentables ? Ou des intérieurs domestiques ?
Et puis, ce Chaperon…Séduite, ou séductrice ? Victime, ou allumeuse ?

Une petite fille bien sage et respectable…ou la projection de fantasmes hétéropatriarcaux assez évidents ? Sa fraîcheur, sa candeur…Ce qu’elle cache sous sa cape…Son janotisme. Le trouble qu’elle sème. Elle le fait exprès ? Est-elle vraiment dupe ? Reprenant les mots de Charles Dickens, voici ce que peut tranquillement affirmer Bruno Bettelheim : « Le Petit Chaperon rouge a été mon premier amour. Je sens que, si j'avais pu l'épouser, j'aurais connu le parfait bonheur. ». Eh, Bruno, c’est une enfant à peine pubère, androgyne ; faut arrêter de la sexualiser ainsi, à tout va.
Mais est-elle vraiment si prude, chaste et immaculée ?
Oui, cette petite qui semble fort tentée par le sauvage, la bestialité…par un étrange empuissantement sylvestre, qui n’est pas sans évoquer quelques relents de sorcellerie. Elle semble se méfier du domestique, la sauvageonne. Elle préfère se laisser absorber par d’étranges attractions. Elle répond à l’appel de la forêt, pourrait basculer et devenir une femme-louve…Ah, l'appât de la féralité, de la "dédomestication", du retour à l'ensauvagement...
« Petit Chaperon rouge, regarde un peu les jolies fleurs qui poussent autour de nous
Tu avances comme si tu allais à l’école, alors que tout est si joyeux, dehors dans la forêt » (Grimm).
Serait-elle fugueuse, cette vagabonde ? Fait-elle partie de ces femmes qui « ont commencé à parler aux animaux et aux plantes » (Marguerite Duras), via une parole libérée ?
Où se situe la réalité, la fantaisie, les projections ?
Et si tout cela n’était qu’un rêve, le fantasme éveillé du Petit Chaperon Rouge pour réenchanter un quotidien morne et rabougri ? Le récit d’une imagination maladive ? Il faut dire que cela fait sacrément suer d’aller se coltiner la mémère à l’autre bout de la forêt…Plutôt que se faire chier comme un rat mort, dans cette bicoque où le temps semble s'arrêter, pourquoi ne pas fantasmer une figure loufoque, à la fois terrifiante et ridicule - genre ta grand-mère en string avec une queue de bête...
Le Loup serait alors le fruit de son subconscient, un compagnon chimérique qui transforme une banale livraison de galette à l’aïeule sénile, en aventure trépidante, chargée de théories sexuelles infantile, de désirs et de crainte…Formidable efflorescence fantasmatique face à l’ennui. Ce loup cruel, un ami imaginaire, une figure projetée qui surgit pour rompre la monotonie ?

Ce qui est sûr, c’est que le Chaperon traverse une singulière expérience d’intimité physique avec la bestialité…Comment comprendre cette jouissance, perverse et lente, de la découverte du corps du loup ? Pas-à-pas, avec l’excitation qui monte, inexorablement. On détaille l’anatomie, les recoins ; on lève le voile sur les déguisements et les pantomimes. La réalité de la chair se démasque. Pourrait-on alors envisager une fausse innocence du Petit Chaperon Rouge, « qui ferait semblait de parler de grands yeux, grande bouche, grand nez, alors qu’il faudrait dire gueule, museau, babines, poils » (Pierre Péju, La petite fille dans la forêt des contes) ?
En livrant le corps enfantin à cette intimité avec l’animal, le récit animalise en retour l’enfant.
« Ce n’est pas seulement la grand-mère qui est fantastiquement faite loup, mais la petite-fille elle-même devient quelque chose en rupture avec la famille et avec la distinction humain / animal ». Le Petit Chaperon Rouge, en militant trans-spéciste décomplexé, expérimente un devenir-bête, au-delà des rabougrissements étriqués du triangle œdipien. Elle se désindividualise, elle perd son identité et ses assignations. La voilà qui dévie, qui se répand à travers des bifurcations transversales et des perversités merveilleusement polymorphes
Il faut dire que le Chaperon, quoique petit, est un.e enfant très autonome, très éveillée. « Sa mère, pas du genre paranoïaque, la laisse quitter le nid sans crainte ni baratin sur les dangers du vaste monde » (Lucile Novat). Mais quel genre de parent envoie une enfant aussi rêveuse et cruche dans une forêt où rôde un loup ? "La mère, à l’évidence, essaie de perdre sa fille « accidentellement ». A tout le moins, elle veut pouvoir dire : « C’est affreux, maintenant on ne peut plus traverser le parc sans qu’aussitôt un loup…. » etc." (Eric Berne).
De là à penser qu’elle la pousse dehors, ou qu’elle l’exhorte à se barrer précocement, alors que sa séduisante fille entre dans l’adolescence, et risque de s’imposer comme indépassable rivale…remugles de Blanche-Neige ? Décidément, les bois semblent infestés de nymphettes trop affriolantes pour leurs aînées en voie de défraichissement...
« Il était une fois une petite demoiselle jolie et mignonne, que tous aimaient aussitôt qu’ils la voyaient » (Grimm). Mais qu’est-ce qu’on aime du premier regard ? Qu’est-ce qu’on mate ? Qu’est-ce qu’on convoite ? De quoi susciter la crainte, ou la jalousie maternelle face au ternissement de son propre sex-appeal ? Ou alors, l’envie plus ou moins consciente de l’exhiber, d’en faire un apparat de séduction par transposition ?
Bruno Bettelheim semble d’ailleurs s’offusquer de cette liberté prématurée accordée par la mère, ainsi que de cette absence de mise en garde de l’ingénue, qui court à sa perte. La mère est-elle inconsciente ? Est-elle rejetante ? Est-elle animée par des velléités plus agressives ? Va ma fille, dans cette forêt où rôde le loup ! Et si tu allais traîner dans ce quartier mal famé, à une heure indue, dans une tenue très suggestive ?
Ou alors, s’agit-il d’alimenter toujours davantage « le moulin millénaire de la peur - réelle ou feinte - du dehors (foris en latin, qui a donné « forêt »), laquelle détourne notre regard, justifie que l’on retienne les enfants et les femmes derrière des portes closes, sans aller voir ce qui s’y passe à bas bruit » ?
Car Lucile Novat nous rappelle que la menace qu’on déplace à l’extérieur n’est sans doute qu’un leurre. Il faut toujours insinuer que le dehors est dangereux, et qu’on est protégé à l’intérieur. Alors, on l’affuble de tout son attirail, le prédateur d’enfants : sauvage, étranger, errant, à l’affût…prêt à traquer, à dépister précocement, à dépecer…Alors que 92% des agressions pédocriminelles sont perpétrées par des proches…Mais les tragiques faits divers gravés dans les mémoires collectives constituent aussi des couvercles bien hermétiques sur la marmite systémique des violences intrafamiliales et des crimes incestueux….
Au fond, « peut-être que le Chaperon traîne un peu les pieds le long du sentier, non pas parce qu’elle adore cueillir des noisettes, mais plutôt parce qu’elle n’aime pas trop l’intérieur familial » …Elle zigzague, elle louvoie. Elle voit le Loup. Elle batifole, pas si folle. Mais tout de même, elle avance, avec son petit panier. Il faut bien y aller. Au bout du chemin, dans la masure ordinaire des monstres, des ogres et des sorcières.
Une histoire d’amour prédateur ? De folie familiale ?
Perrault est pourtant clair : « Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eût pu voir ; sa mère en était folle, et sa grand-mère plus folle encore » …
Alors, le Petit Chaperon Rouge, une enfant livrée à l’ogre familial ? En l’occurrence, dans certaines versions du conte, comme celle relatée par Italo Calvino dans ses Contes populaires italiens, le loup du conte a définitivement l'allure d'une ogresse...
Mais alors, le Petit Chaperon Rouge serait une pauvre gosse, victime de violences intrafamiliales ? Une enfant esseulée, n’ayant pas trouvé d’oreille assez attentive pour livrer son fardeau. Ou alors, qui se confronte sans cesse au désaveu et au discrédit. Qui n’est pas entendue. Qui est traitée de folle, de perverse, de fabulatrice. Gaslighting ancestral. Toutes ses tentatives sont étouffées, d’emblée. « Sans doute, elle n’a pas osé tout à fait. Sans doute, elle a bien du mal à démêler les nœuds dans son ventre, dans sa tête, dans sa gorge. Sans doute, elle doute ».
Peut-être qu’elle n’y croit pas totalement elle-même ? Elle se raisonne, elle se rassure. C’est sans doute normal, cet enfermement, et toutes ces précautions pour préserver l’intimité de la maison. Bobinette, chevillette, et compagnie. Bobards et entourloupes. Et cet amour débordant, dévorant.
Voilà qu’un étrange pressentiment l’étreint lorsqu’elle franchit le seuil de la demeure : « Mon Dieu, comme j’ai peur, aujourd’hui » …Elle éprouve quelque chose d’étouffant, d’oppressant ; qui pourrait peut-être aller jusqu’au dégoût ; voire à la honte. Je rentre ici de mon plein gré, je suis responsable, c’est de ma faute…malgré l’inquiétante étrangeté qui colonise et pétrifie son esprit…
Un amour qui ronge et qui dévore…
Or, selon Sandor Ferenczi (« Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion (1933) »), si au moment de la phase de tendresse, on impose aux enfants trop d’affection érotisée ou une façon d’aimer différente de ce dont ils ont besoin, cela peut entraîner une « greffe prématurée de formes d’amour passionnel et truffé de sentiments de culpabilité, chez un être encore immature ». L’enfant se sent responsable de ces débordements, coupable de son attachement, de son désir d’exclusivité, de sa volonté d’attirer l’attention, etc.
« Comme la fillette, en réponse à cette tentative de séduction directe et évidente, n’esquisse pas le moindre mouvement de fuite ou de résistance, on peut croire qu’elle est idiote ou qu’elle désire être séduite (…). De tels détails, au lieu de présenter l’héroïne telle qu’elle est (une petite fille naïve, séduisant, qui est incitée à négliger les avertissements de sa mère et qui s’amuse innocemment, en toute bonne foi), lui donnent toute l’apparence d’une femme déchue » (Bettelheim).
Qu’elle se sente coupable, la séductrice ! Qu’elle reconnaisse ses tendances aguicheuses, sa perversité, son désir tordu ! Elle l’a bien cherché, après tout ! Attifée comme elle l’est, avec son petit air mutin.
Regardez cette jeune fille en fleurs, cette nymphette à la sensualité en ébullition…Ces fantasmes d’adolescente en plein efflorescence, c’est absolument irrésistible, c’est ce qu’elle veut.
Alors, on peut bien jeter la petite et l’eau du bain ; inverser la culpabilité, la contraindre à s’identifier à l’agresseur. Effacer la victime. Tisser le déni à grosses coutures.
Elle doit se repentir et faire amende honorable. Au fond, elle n’a fait que recueillir ce qu’elle a semé ! On lui a révélé son propre désir.
Et puis, il ne faut pas attirer le loup, attiser le prédateur qui sommeille chez le parent. Car, en réalité, on n’est qu’une propriété, une chose possédée qui peut être consommée, en tout impunité. « Je peux bien t’embraser parce que tu es ma fille, tu ne bougeras pas, puisque tu es ma fille. Et tu ne diras rien, puisque tu es une enfant » (Lucile Novat).
Selon Ferenczi, c’est ainsi que s’initient les séductions incestueuses : « un adulte et un enfant s’aiment ; l’enfant a des fantasmes ludiques, comme de jouer un rôle maternel à l’égard de l’adulte. Ce jeu peut prendre une forme érotique, mais il reste pourtant toujours au niveau de la tendresse ». Mais est-ce là un appel à sexualiser le lien ? Non, sauf à considérer que l’enfant doit se soumettre puisqu’il attise…
Que faire, alors, de la répulsion et de l’écœurement ? Que faire quand l’agresseur nous colonise de l’intérieur, prend possession de notre esprit, s’incorpore en dedans ? Que faire quand l’effraction traumatique conduit à une forme d’hypermaturité, qui justifie en retour la sexualisation du lien ? ….
Dans certaines versions, dont celle des Grimm, le Chaperon se libère du poids qu’elle n’aurait jamais dû porter. Elle réagit. Elle remplit la bête de pierres, elle lui transmet les scrupules et la charge. Désormais, c’est l’agresseur qui assumera…Même si ces rocs sont aussi la représentation symbolique des traumatismes intergénérationnels scotomisés….
Alors, le loup serait finalement victime d'un guet-apens féministe, piégé par un traquenard sororal ? Tout était tissé, fausse naïveté, connivences évidentes entre les femmes, qui font semblant, qui laissent se gros balourd se prendre les pieds dans sa pulsionnalité irrépressible ? Allez hop, en tôle le porc, enfin, le loup qui le bouffe...

OK, OK...on n'y pige que dalle... Tout est trop mouvant...Tout s'inverse, rien n'est fixe.
Il faut absolument qu'on juge et diagnostique, ou réciproquement, pour y retrouver du normal et du bien établi.
Alors, qu’est-ce qu’on en fait de cet enfant multi-trans, fluide, dévergondée, vicieuse, etc. ?
A l’imagination morbide et dépravée, à la perversité polymorphe, à l'identité instable, à la curiosité sexuelle déplacée,
Qui est maintenant devenu un fruit gâté, pourri
Qui a mûri trop vite et s’est vérolé, du fait des intrants traumatiques
Qui divague, qui spolie, qui questionne
Qui déploie avec brio son art de la fugue et de la métamorphose
Toujours en transition, jamais au bout du parcours
Qu’est-ce qu’on en fait de cette espèce de sauvageonne qui traîne dans les bois, avec des créatures bestialement louches ?
Qui pointe l’insuffisance des parents, qui esquisse leur caractère de prédateur.
Qui désigne l’inceste
Qui lève le voile sur les violences intrafamiliales
Me Loup !
A la bonne vieille époque, on aurait remplacé son chaperon par une cornette catholique, et hop, au couvent, sans autre forme de procès…
Paraphilie précoce, avec tendances hystériques et fantasmes de séduction - vous avez remarqué cette matrice utérine qui circule partout, dans les corps, entre les générations...Il faut remettre cela en place.
Maintenant, il faut sans doute la médiquer pour la silencier : traitement hormonal pour bloquer sa puberté et ses tendances perverses. Et puis, on pourra toujours la mutiler, avec la bénédiction de la Science ; ça la calmera, ça l’identifiera. On va la réassigner.
Diagnostic caractérisé : dysphorie de genre. Ni subversion, ni création, ni jeu, ni refus. Non, non, non, Trouble médical, symptôme à normaliser. Prescription de réduction mammaire-grand. Mama Mia !
Trop grand, on coupe. On rase, on réduit.
Sinon, on peut toujours la perdre dans la forêt sombre et obscure, obscure et sombre…ou la livrer à un ogre.
Bon, et puis, on va pas se mentir...Elle est un peu déficiente sur les bords la petite, elle retarde, elle y voir pas clair. La gaillarde, elle donne directe l'adresse de mamie au loup, et puis, elle est pas foutue d'identifier la pauvre bête avec un bonnet de nuit sur la tronche. Elle se disperse, elle batifole. En termes de QI, ça doit frôler les pâquerettes. Peut-être que l'inceste l'a rendue débile ? Elle va vraisemblablement finir en Service d'Aide par le Travail, exploitée, sans droits, sous payée, à livrer des galettes et des pots de beurre en mode Uber, ou alors à enchaîner les passes - elle verra pas la différence...
Tous les experts échauffés s’esclaffent, fiers du travail accompli. Didier Salon-Macraud se campe, tel un coq en pâte, harangue la foule, et ébauche un pathétique dab jupitérien, pour faire jeune et décomplexé...
Soudain, au milieu de l’assemblée, surgit une vieille mégère délurée, aux allures de sorcière. Sans doute une psychanalyste sexualisant les enfants et prônant l’œdipe. Elle s’agite, elle se trémousse ; échappe aux vigiles, monte à la tribune. De ses yeux exorbités, elle toise l’assemblée. Elle transpire, et s’accroche au pupitre pour se pas s’effondrer. Elle halète, tente de se donner une contenance, mais reste toute dépenaillée. Reprenant son souffle, sa parole s’élance, sous la forme de hurlements aigus, hystériques.
Arrêtez-tout cela !
Oui, certes, j'en ai dit de grosses conneries concernant l'inceste. Oui, j'ai pu affirmer qu'il n'y avait pas de viol, que les filles étaient consentantes. Ou que « dans l’inceste père-fille, la fille adore son père et est très contente de pouvoir narguer sa mère ! ». Ouais, là j'ai carrément merdé, et le contexte de l'époque ne suffit évidemment pas à m'absoudre. Pourrais-je demander pardon ?! Mais, ne jetez pas toute l'eau du bain. Car j'ai toujours voulu défendre les enfants, leur donner la parole et les considérer, véritablement, comme interlocuteurs et sujets de désirs -ou de refus... Et puis, j'ai aussi pris des positions plus réalistes : « tout ce qui dans les dires, les événements enregistrés ou les comportements parentaux, laisse entendre que l’inceste, le meurtre, le cannibalisme, sont des désirs permis ; des désirs dont seule l’impuissance due à la condition enfantine, découlant de la prématurité, temporise la satisfaction, tout cela constitue effectivement des expériences traumatiques ».
Écoutez, il faut interrompre votre entreprise de catégorisation de l'enfance, avant qu'il ne soit trop tard...
« L'élevage coercitif, l'éducation étriquée des enfants, c'est la nouvelle plaie des sociétés humaines dites civilisées ». La sorcière hystérique s’éponge le front, scrute son audience, médusée, et poursuit sa diatribe.
« La société fait jouer tous les enfants au jeu de l'oie : si on n'a pas atteint telle case, on revient au point de départ, ou on est éjecté »
« L'enfant est piégé. Il est pris dans un certain nombre d'itinéraires tracés à l'avance, entièrement balisés, avec toutes les chausse-trappes ou toutes les impasses d'où il n'y a pas moyen de sortir. On définit ce qui est la bonne voie et ce qui est le cul-de-sac, et finalement, on ne compte plus les ratés ».
Tout n’est que « culte de la norme unique, soumission aux modes du jour ».
« L'originalité est marginalisée. Tous ces enfants, à la moindre incartades ou incompréhension de l'adulte, on va les faire glisser, les classer, soit vers les délinquants, soit vers les pathologiques ».
Vous refoulez l’enfance en vous, vous visez à ce que l’enfant se comporte comme vous le voulez, vous souhaitez voir se « répéter une société pour adultes, c'est-à-dire amputée des forces inventives, créatives, audacieuses et poétiques de l'enfance et de la jeunesse, ferment de renouveau des sociétés ».
« Les neurosciences sont par trop objectivantes, ce qui va à contresens de tous nos efforts pour aller dans le sens de la subjectivation de chacun ; on ferait mieux de chercher à s'intéresser à tout enfant, quelles que soient ses occupations préférentielles, au lieu de canaliser trop tôt son intérêt sur des données scolaires qui sont les mêmes pour tous ».
Or, « qu'est-ce qu'un pays qui ne favorise pas d'avantage l'esprit d'invention, la créativité, la joie de vivre, le renouvellement, le développement des êtres jeunes ? C'est un pays qui dépérit » ….
Françoise Dolto, la Cause des enfants
Alors Didier Salon-Macraud se dresse de toute sa hauteur, et fait des pointes sur ses talonettes ; il tend un doigt terrible vers la bougresse échevelée, tel le grand inquisiteur condamnant impitoyablement l'hérésie. "Saisissez-vous d'elle, internez là ! Faites-là disparaitre, elle et tous les siens...Ces suppôts de théories fumeuses, qui culpabilisent, trompent et détournent du droit chemin.
Non, les enfants ne sont pas des personnes, ce sont des cerveaux et des programmes génétiques, susceptibles de dévier. Nous allons redresser tout cela ! Vive la Science, vive la Vérité !"
Tonnerre d'applaudissements dans l'assemblée
Et voilà Didier Salon-Macraud, espiègle, qui se met à gambader, en fredonnant cette rengaine : Charles Perraut qu'est père OK, perd au quai, perroquet...Hockey, Hoquet, ab hoc et ab hac...
A suivre....