Tout l’écosystème institutionnel qui contribue à construire la médicalisation de l’inattention infantile présuppose une forme d’essentialisation et de naturalisation de ce trouble. C’est génétique, c’est un problème de neurodéveloppement, etc. Ce faisant, il s’agit de scotomiser les facteurs environnementaux qui participent à la co-construction de l’attention et à la régulation comportementale.
Or, il devrait être évident que les fonctions cognitives sont le produit d’une histoire, et d’une socialisation spécifique du fonctionnement cérébral. Ainsi, l’investissement de la lecture suppose par exemple une forme de recyclage de réseaux neuronaux qui n’étaient pas initialement dévolus à cette réorientation par la culture. Notre fonctionnement neuro-cognitif n’est pas programmé de façon innée pour faire face aux tâches que certaines conditions socio-historiques lui assignent.
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« Ton activité cognitive commence à s’organiser selon des structures symboliques qui n’ont rien d’a priori. Elles sont les façons par lesquelles ta société a organisé sa saisie du divers empirique ; tu te les appropries » (Frédéric Lordon et Sandra Lucbert).
Au fond, le développement des fonctions cognitives et celui de la personnalité sont indissociables et procèdent tout autant de facteurs neurobiologiques que de l’environnement. Car, au niveau cérébral, viennent se sédimenter et s'inscrire non seulement les habitus, intellectuels et moteurs, mais aussi toutes les expériences, les interactions, les affects, les douleurs, les carences...Par conséquent, le constat d’anomalies neurofonctionnelles ne se réfère pas forcément à une étiopathogénie organique, et n’exclut en aucun cas la dimension relationnelle et psycho-affective des troubles.
Ces anomalies neuro-fonctionnelles sont en effet l’héritage du développement interactionnel de l’enfant en lien avec son milieu, sur un mode réciproque, et n'engagent de ce fait aucune causalité linéaire.
Que ce soit du côté des comportements ou des représentations mentales, l’activité d’un enfant est toujours saturée de déterminismes complexes (inconscients, neurobiologiques, sociaux…). Néanmoins, on peut aussi dire qu’elle reste, en partie, un geste « libre », subjectivé / subjectivant…Car cette surdétermination entretient au final une forme « d’hyper-ambigüité ontologique du recours à l’acte »[1], au sein de laquelle peut se déployer une forme d’agentivité.
Le développement neuropsychique d’un enfant se joue à l’interface, au carrefour des facteurs endogènes (soit la part personnelle du sujet, avec son équipement génétique, biologique, ou cognitif…) et de facteur exogènes (soit son environnement au sens large, métabolique, écologique, y compris tous les effets de rencontre relationnelle, et les effets d’après-coup que cela suppose). Les spécificités développementales de la trajectoire diachronique interagissent ainsi en permanence avec l’actualité synchronique de l’environnement dans lequel l’enfant déploie son activité affective et motrice. Il existe par conséquent un entrelacement incessant entre un niveau biographique et un niveau structurel, irréductibles l’un à l’autre, et impliquant, via une spirale complexe, l’interaction continue entre la réalité biologique, la dimension subjective, et les ajustements du milieu. Ainsi, le symptôme hyperactif n’émerge qu’à travers cette dynamique historique, tout en s’insinuant dans l’équilibre relationnel de l’instant ; or, c’est bien dans cette interrelation que se profile finalement le sens et la fonction économique de l’hyperactivité…
En conséquence, toute approche clinique un tant soit peu conséquente devrait prendre en compte cette complexité ; et commencer par envisager toutes les circonstances existentielles, environnementales, traumatiques, biographiques, susceptibles de favoriser l’instabilité psychomotrice d’un enfant.
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En effet, le déficit attentionnel ne représente pas la cause unique d’instabilité psychomotrice : des perturbations affectives importantes, des conditions environnementales délétères, des règles éducatives inadaptées (rigidité écrasante ou laxisme anxiogène) peuvent susciter une agitation « réactionnelle » et réversible…En outre, la désorganisation comportementale est un symptôme peu spécifique, qui peut se retrouver dans de nombreuses entités cliniques (manifestations post-traumatiques, troubles anxiodépressifs, expressions réactionnelles, troubles du développement, etc.), ou dans de nombreuses situations liées à des événements de vie :
- troubles de l’attachement en lien avec des interactions précoces perturbées
- structure abandonnique liée à des vécus de perte affective (ici l’instabilité porte non seulement sur le comportement et l’investissement attentionnel mais aussi sur les relations affectives)
- troubles réactionnels en rapport avec des événements de portée traumatique
Comprendre l’agitation d’un enfant suppose donc de s’intéresser aux dynamiques sociales, relationnelles et familiales, de repérer les ajustements de l’environnement aux « troubles » de l’enfant, sans pour autant adopter de préjugés causalistes. Il est effectivement très difficile de distinguer dans le comportement de l’enfant ce qui relève d’une éventuelle cause constitutionnelle de ce qui n’est que la conséquence d’un système interactionnel perturbé. De fait, il existe une forte réciprocité entre les dynamiques relationnelles et les manifestations symptomatiques, avec des effets de spirale et de renforcement venant entraver toute démarche étiologique. Dès lors, il parait illusoire de vouloir appréhender le symptôme d'agitation en dehors du contexte relationnel dans lequel il se met en scène…Qu'est-ce qui est ainsi mobilisé ? Qu'est-ce qui circule en termes d'affects et de ressentis ? A qui est-ce adressé ? Qu'est-ce que cela agite en nous ? Comment sommes-nous sollicités, comment allons-nous réagir ? Quelles sont les limites qui sont mises à mal ? ... Cependant, les procédures diagnostiques actuelles font de plus en plus l’impasse sur cette implication du clinicien, se réfugiant derrière des questionnaires, ou autres évaluations standardisées.
Mais pourquoi cette agitation est-elle si éprouvante pour l’entourage et les observateurs ? En l’occurrence, l’enfant hyperactif semble incapable de mettre en œuvre un comportement orienté, intégré dans un mouvement d’anticipation. Au contraire, lors de l’interaction avec lui, on peut avoir l’impression de contempler un corps dispersé, tourné vers la sensation plutôt que vers la réalisation ; ce déploiement de motricité parait essentiellement caractérisé par la vacuité, par un « faire qui défait ». Là, il n’y a plus de langage du corps, pas de dimension expressive dans ce mouvement perpétuellement déstructuré ; les conduites ludiques et l’investissement de l’imaginaire sont quasiment inexistants. L’enfant hyperactif semble ainsi entraîné dans une véritable spirale de l’agir, comme asservi à une réactivité comportementale incessante et dévitalisé.
Or, ce « tourbillonnement » peut aussi entrer en résonance avec des vécus corporels très archaïques d'effondrement tonique, avec des fantasmes d’engloutissement, de dispersion et de perte des limites. L’enfant hyperactif vient convoquer des strates d’expérience habituellement refoulées, des terreurs primitives, des défauts de contenance…Le contempler, c’est se sentir happé, se répandre, s’éparpiller avec lui.
Par ailleurs, l’enfant hyperactif semble avoir besoin de s’agiter pour se rassembler. L’accrochage perceptif au mouvement lui permet de s’absorber dans la fluctuation de ses sensations, dans une véritable fuite en avant ; qui étourdit, et contamine…Il se désarticule, rebondit d’un point à l’autre, sans continuité dans ses éphémères points d’ancrage. Un corps de bébé en détresse, mal contenu…Ce qui peut induire un malaise certain sur le plan contre-transférentiel…En toile de fond, c’est bien la continuité de l’espace représentationnel qui est en permanence déchirée. Dès lors, observer un enfant hyperactif amène à éprouver un sentiment de rupture identitaire, une forme d’incertitude de la permanence de soi à soi. Car celui-ci semble contraint de prendre de vitesse les mouvements pulsionnels, de s’extraire de chaque point fixe, d'échapper à la captation du désir…Cette impulsivité désordonnée vient également infiltrer les situations d’échange affectif. Celles-ci s’expriment alors essentiellement sur le mode de la décharge, de l’immédiat. Les représentations d’attente et de surséance s’avèrent effectivement peu fonctionnelles, et cette défaillance contribue à accentuer le sentiment permanent de discontinuité et de rupture qui émane de ces enfants. Les affects ne semblent pas s’intégrer dans une trame temporelle, qui pourrait conférer une consistance et une épaisseur au ressenti émotionnel.
Indéniablement, l’enfant hyperactif fait irruption, s’impose massivement à l’autre, envahit son champ perceptivo-idéique, ne laissant plus d’espace pour le déploiement de la relation. Il sature, il capte, il détourne. On ne sait plus où on est, on est aspiré dans la tornade. L’agitation met à rude épreuve les capacités à reconnaître l’enfant comme sujet, au-delà de son comportement qui, tel un trou noir, digère toute représentation. Au fond, l’hyperactif suscite dans son environnement des réactions en miroir de ce qu’il convoque initialement dans le lien, en termes de vécu affectif et de réactivité comportementale : exaspération, rejet, impuissance, intrusion…
Car, l’altérité est sans doute vécue comme une menace pour cet enfant ; elle mobilise l’enjeu du manque, et les achoppements du désir. Dès lors, il faut se protéger de cet autre qui affecte ; il faut l’immobiliser, le sidérer, prendre le contrôle en refusant d’être atteint. On glisse, on s’échappe. Étrange emprise qui se manifeste par l’accaparement permanent de l’attention d'autrui, sans lui laisser la possibilité de symboliser la relation.
Or, cette modalité interactionnelle permet de polariser en permanence l’entourage autour de la problématique symptomatique ; solliciter et retenir auprès de soi le souci des proches, à chaque instant, stratégie primaire de contrôle qui se transforme progressivement en bénéfice secondaire du symptôme, dans une dynamique non dénuée de potentialités perverses.
L'enfant hyperactif délègue l'attention aux autres. Ce faisant, il ne peut plus mobiliser ses propres ressources attentionnelles, qui sont toujours extériorisées vers l'entourage. Une spirale vicieuse s'enclenche alors, amenant l'enfant à déverser, à se dévider de toute attention à lui-même et au monde.
Dès lors, il convient d'appréhender ces symptômes "d'hyperactivité" en élargissant la focale, et en prenant en compte des dynamiques socio-relationnelles plus globales. Et puis, il parait sans doute nécessaire de se demander ce que signifie véritablement le fait d'être attentif...
A suivre...
[1] J.Darrot, Turbulences dans l’intime et passions collectives : les coulisses familiales, in « L’hyperactivité infantile. Débats et enjeux », sous la direction de J.Ménéchal, Paris, Dunod, 2002