Généalogie du patriarcat : fragments de la domination (10)
Le besoin de contrôler et d'asservir les femmes s'origine sans doute dans l'effroi et l'envie que suscite leur pouvoir, en particulier celui d'engendrer. Dès lors, un véritable "système viriarcal" s'est instauré, afin non seulement de délégitimer cette puissance, mais aussi de se l'approprier - quitte à utiliser des moyens violents de coercition, dont les féminicides sont une déclinaison
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Pourquoi une telle haine du féminin ? Quelles menaces les femmes représentent-elles pour que le système patriarcal ait tant besoin de les inférioriser voire de les opprimer ? Et quels sont les soubassements idéologiques de la « virilisation du monde » permettant de maintenir la coercition féminine, allant même jusqu’au féminicide ?
Le pouvoir des femmes
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« Ce que l'on a pris jusqu'à présent pour la "civilisation", n'est peut-être que l'appropriation par les hommes - ceux-là mêmes qui gravaient leurs revendications dans la pierre - d'un système de connaissances préexistant centré sur les femmes » David Graeber
La domination masculine n’a pu s’imposer qu’à travers une expropriation - et une invisibilisation consécutive-, des savoirs, connaissances, pouvoirs des femmes. Dans cette dynamique, il s’agit non seulement de s’arroger un monopole, mais aussi de nier le fait que l’organisation sociale repose effectivement sur le « travail » féminin, tant sur le plan productif que reproductif. Par ailleurs, les femmes disposent d’une certaine autorité sur les hommes dans les sphères affectives, privées, ou communautaires, et d’un rôle indispensable sur le plan éducatif ou économique. La solution anthropologique mise en place par les idéologies de la domination masculine consiste alors à séparer le monde des femmes de celui des hommes. Dès lors, les stratégies déployées sur le plan discursif, normatif et idéologique consistent à entretenir le séparatisme à travers une forme d’essentialisation naturalisée. Les hommes accaparent le Logos, le symbolique, la sphère publique et politique, les pouvoirs institutionnel et religieux, etc., tandis que les femmes sont reléguées à l’espace domestique ainsi qu’à une forme d’immanence et de dépendance…
Or, on pourrait imaginer que toutes les significations imaginaires sociales du patriarcat imposent un ordre visant justement à confirmer une forme de déni vis-à-vis de la dépendance originaire, de la vulnérabilité et de l’état primitif de « désaide » (hilflosigkeit), ou encore des fantasmes symbiotiques, concernant pourtant chaque être humain. De fait, reconnaître la naissance, l’infantile, l’immaturité, la nécessité d’un portage et d’une ontogenèse sociale, implique finalement d’accepter une forme d’aliénation primaire indépassable à l’égard du soin, le plus souvent associé au maternel et au « féminin ».
« La difficulté reste, pour les hommes et les femmes, qu’ils ont tous été autrefois dépendants d’une femme ; or pour que la personnalité s’épanouisse pleinement, il faut que d’une façon ou d’une autre, la haine de ce fait se transforme en une espèce de gratitude » (D. Winnicott, "Conférence sur le féminisme", 1964)
Dans « Thalassa, psychanalyse de la vie sexuelle », le psychanalyste Sandor Ferenczi décrit également l’angoisse d’un féminin considérée comme hostile, vorace et toujours tenté par le retour de l’hégémonie primordiale, avec un tropisme menaçant envers une forme de « régression thalassale » et de réabsorption par le maternel. On perçoit là la nécessité « d’immuniser » le masculin à l’égard de cette passivité primaire, de cette hybridité initiale des genres et du polymorphisme de la sexualité infantile. Devenir « viril » suppose ainsi d’intégrer le monde des hommes en se démarquant activement des attachements originaires, de la tentation de l’indifférenciation avec le sein maternel et de l’androgynie primordiale.
Les « mythologies » patriarcales, en tant que mécanisme de défense collectifs face à l’effroi suscité par la puissance féminine et aux angoisses castratrices, ont donc tendance à scotomiser cette condition existentielle, en promouvant des filiations patrilinéaires, des formes d’auto-engendrement du masculin par le masculin, évacuant ainsi l’impuissance des hommes à (se) faire sans les femmes…Dès lors, il convient d’institutionnaliser l’antagonisme sexuel, en parant la masculinité de tous les atours du pouvoir, et en effaçant toutes les traces du féminin ou du polymorphisme de genre. Les rituels de passage ont ainsi comme fonction d’annihiler ces résidus de féminité, et de mettre en scène une reproduction sociale uniquement masculinisée. Par ailleurs, c’est à ce besoin de réassurance virile que répondent les séquences cérémonielles qui instituent des passages, telles que la circoncision rituelle, permettant de renoncer à la bisexualité originaire et de récuser toute forme de similitude avec le féminin. Ainsi, « la fonction essentielle des rites initiatiques masculins est de tenter de répondre au complexe identitaire originel en marquant clairement les différents paliers de l’arrachement au monde maternel au profit d’une « virilisation instituée » (Olivia Gazalé). Cependant, toutes les civilisations font état de la terreur que peut provoquer le sexe féminin, où se conjoigne la béance, le mystère et l'origine. Face à Méduse, la pétrification constitue une forme de sidération psychologique en rapport avec l'attrait de l'interdit et le vertige de l'inconnaissable.
Au final, l’incomplétude masculine concernant l’incapacité à engendrer des enfants se voit donc convertie en toute-puissance par le biais d’un retournement symbolique et statutaire. Voici donc « la revanche des mâles » : « leur infériorité biologique entraîne leur ubiquité sociale » (Ivan Jablonka).
La menace du féminin et le contrôle de la reproduction
« La maternité a toujours et partout constitué l’identité même des femmes : leur place, leur fonction, leur destin…(…) Ce sort qu’elles subissent, c’est aussi leur puissance. Les hommes respectent et redoutent ce pouvoir, ils savent que le ventre des femmes constitue la véritable limite à l’engendrement, que seules les femmes peuvent leur donner les fils qu’ils désirent » Michelle Perrot
Ainsi, les hommes auraient eu besoin d’inférioriser et de contrôler les femmes du fait de leur privilège d’enfanter et d’engendrer de la différence en produisant du masculin. Comme le souligne Françoise Héritier, « fécondité des femmes et domination masculine sont intimement liées », dans la mesure où il faut pouvoir s’accaparer cette puissance reproductive, tout en mettant à distance les affects ambivalents qu’elle suscite.
De fait, les hommes manifestent leur stupéfaction devant le prodige de la maternité, cet « apanage exorbitant et non fondé » (Françoise Héritier), suscitant outre l’admiration et l’envie, le dégoût et l’effroi, avec une véritable fascination-répulsion pour le ventre maternel. En témoignent par exemple les symptômes de couvade chez les hommes pendant la grossesse de leur conjointe. Par ailleurs, chez les Thraces et les Scythes, lorsqu'une femme mettait au monde un enfant, le père abandonnant aussitôt toute activité se jetait sur sa couche et y demeurait plusieurs semaines dans un état confinant à la prostration. Dès le lendemain de l'accouchement, la mère vaquait à ses occupations habituelles, tandis que les visites affluaient au chevet du père (René de Obaldia). Ainsi, tous les hommes fantasment sans doute sur le vécu de la femme, espérant pouvoir le connaitre, ou du tout moins faire semblant de se l'approprier.
« Dès les origines de la civilisation, la pensée théologique et mythique – et singulièrement les récits de la création du monde – ne cesse d’évoquer les trois craintes archaïques du masculin : la peur de la castration par la toute-puissance féminine, la hantise de l’effémination et la terreur de l’impuissance » (Olivia Gazalé).
Force est de constater que le féminin constitue en soi une menace terrifiante pour les hommes. Voilà d’ailleurs ce que rapporte Elizabeth Roudinesco des propos de l’anthropologue Maurice Godelier : « un vieux maître de cérémonie lui avait confié que l’infériorisation des femmes s’expliquait fondamentalement par la terreur qu’inspiraient les femmes aux hommes : les hommes devaient leur dérober tout pouvoir pour éviter d’avoir à subir leur toute-puissance ».
De fait, la capacité génésique des femmes, qu’elles soient ou non échangées, est indéniablement la clef de la reproduction du système communautaire. Et les hommes ne peuvent que construire leurs rapports de reproduction sur l’édifice social féminin ; au fond, en dépit de leur affirmation péremptoire d’autonomie, ils restent dépendants du travail des femmes. Par exemple, la chasse masculine est survalorisée idéologiquement, alors même que sa contribution économique et alimentaire peut être finalement plutôt négligeable…
Dès lors, tout un appareil discursif et normatif doit se déployer pour effacer les traces du pouvoir féminin, à travers une véritable idéologie d’invisibilisation de la femme. Ainsi, la pensée patriarcale considère les femmes exclusivement sous un rapport utilitaire, et le « masculin » comme universel doit alors subsumer le « féminin » comme particulier. Comme le rappelle Ivan Jablonka, « le patriarcat procède d’une interprétation des corps : vouant les femmes à une fonction, il transforme leur biologie en destinée ».
« Aux unes, la maternité et ses corollaires ; aux autres, le reste des activités humaines. Le patriarcat repose donc sur une essentialisation des capacités reproductives des femmes » (Jablonka).
La paternité étant toujours douteuse, le complexe originel du masculin est donc un complexe de paternité. En conséquence, les hommes ont besoin de retourner leur dépossession en termes de reproduction, en s’appropriant la filiation à travers une paternité exclusivement symbolique, ritualisée à la façon d’une adoption – mais aussi en contrôlant drastiquement la sexualité des femmes.
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Françoise Héritier rappelle que, dans les organisations sociales « traditionnelles », « une femme qui n’est pas protégée par un homme appartient à tous. Or ce genre de situation est rarissime dans les sociétés anciennes. La protection des hommes s’étend sur toutes les femmes du lignage : même une fille orpheline de père a des oncles, des frères, des cousins. Elle est la propriété du lignage, elle sera échangée contre des femmes d’un autre lignage ». Compte-tenu de l’importance donnée à la virginité, les filles doivent être absolument protégées, c’est-à-dire asservies et surveillées.
De fait, « les sociétés humaines sont obsédées par le contrôle de la sexualité féminine entre liberté, tolérances et coercitions » (Pascal Picq). Car, à l’évidence, « le désir nataliste et le souci de la certitude de la paternité sont des caractéristiques des sociétés patriarcales ». Les dispositifs normatifs de la sexualité prennent alors une dimension discursive, se réclamant de règles, de coutumes et d’injonctions, de représentations, d’affects, etc.
Dès lors, « les discours arrivent à faire que les femmes victimes de violences coutumières leur trouvent des justifications, par exemple au titre de sanction pour des actes considérés comme des manquements à l’honneur et au prestige de leur compagnon – voire envers la société ».
En outre, « l’endogamie et la résidence dans la famille du mari aggravent les violences domestiques, plus encore avec l’éloignement. Toutes ces violences s’accompagnent d’un conditionnement social et psychologique qui amène ces femmes à justifier ce régime de coercition ».
Paradoxalement, les femmes deviennent donc une propriété privée, cantonnée au domicile, alors même que leur capacité reproductive attise un contrôle collectif, ainsi que le souligne Michelle Perrot : « le mariage et la maternité, c’est le devoir des femmes, et l’ordre social n’a jamais supporté qu’elles s’y soustraient. Même si les mères jouent un rôle dans la transmission des modèles, justifiant ainsi leur propre place dans la société. Le ventre des femmes est placé sous domination masculine : celle du père d’abord, celle du mari ensuite, puis celle de l’Etat et de l’Eglise. Au cours du temps, le ventre des femmes concentre toute une série de regards et de contrôles. A la limite, il devient public ».
La virilisation du monde
Comme le souligne Olivia Gazalé, « le génie masculin va déployer des trésors d’inventivité pour fabriquer une cosmologie, une théologie, une politique, une morale et une biologie des sexes propres à faire de lui le centre du monde », via l’imposition d’un véritable « système viriarcal ». A travers cette idéologie, la suprématie masculine se voit fondée, justifiée et légitimée, alors même que les femmes se trouvent infériorisées, enfermées, et dépossédées de tout pouvoir.
Ainsi s’enracine le « grand récit de la supériorité virile, qu’allaient venir consolider, siècle après siècle, la mythologie (par l’image et le symbole), la métaphysique (par le concept), la religion (par la loi divine) et la science (par la physiologie). L’idée fondatrice commune est que la nature a créé deux pôles dialectiquement opposés, l’un étant fait pour se soumettre inconditionnellement à l’autre »
Dès lors, « la hiérarchie sexuelle et la minoration historique de la femme reposent sur une nature hypostasiée, ayant créé deux identités fixes, complémentaires et éternelles, inscrites dans les corps et sur lesquelles repose l’ordre symbolique de la civilisation ». Dorénavant, la virilité s’impose donc comme un fait de nature anhistorique, en effaçant sa construction mythique et son institution imaginaire à travers un système théologico-politico-culturel. Le masculin devient alors la norme et l’absolu, tandis que le féminin n’est plus que l’autre, une minorité marquée par sa différence et son immanence…Cette représentation globale et totalisante du monde vient nier la complexité, la singularité, l’indéterminé, en faveur d’un système binaire de classification et d’oppositions hiérarchisées.
Nonobstant, « le système viriarcal se fonde sur un ensemble de postulats, de croyances et de principes, s’échafaude à coups d’élaboration conceptuelles savantes, de normes, de lois, de mythes et de symboles et se perpétue à travers les pratiques sociales, les récits, les traditions, les coutumes, les rites, les mentalités et les œuvres ».
Olivia Gazé décrit ainsi « six grand axes ayant tous en commun de poser la hiérarchie des sexes à la fois comme postulat de départ et comme fin à poursuivre. Il s’agit des dispositifs par lesquels s’est opérée, conceptuellement et empiriquement, la minoration historique de la femme », dans une logique de renforcement mutuel et de rétroaction performative.
Confiscation de la parenté
Après des millénaires de monopole féminin de l’enfantement, l’idéologie patriarcale impose finalement la filiation patrilinéaire, voire une forme de fantasme d’auto-engendrement du masculin par le masculin. Il s’agit ainsi « d’opposer à la toute-puissance – biologique – du ventre féminin, la logique – symbolique – de la filiation, laquelle est instaurée par le langage. Le nom du père est ce signifiant qui lui permet d’inscrire sa descendance dans le temps et la généalogie, et par là, de triompher de la finitude. Il oppose ainsi aux forces chtoniennes – féminines – la puissance rédemptrice du discours fondateur – masculin ».
En devenant la base du système de parenté, l’institution de la filiation paternelle devient un enjeu de pouvoir, consacrant un système socio-politique de domination.
Appropriation des femmes
Ordonné par la prohibition de l’inceste, le dispositif matrimonial n’est au départ rien d’autre qu’une procédure contractuelle, un système de supervision et d’échange de la puissance gestative des femmes. Car en renonçant mutuellement à s’accoupler avec les femmes de leur lignée, les hommes créent un ordre social fait de réciprocité et de régulation, capable d’assurer la cohésion sociale. L’échange des femmes et l’exogamie qui en découle transforment ainsi l’hostilité et la rivalité en relation d’alliance et de coopération.
Mais cette organisation suppose également que la femme devienne un bien marchandisable, monnayable, échangeable. Dès lors, cette « désappropriation de soi est la première des aliénations subies par les femmes et le fondement de toutes les autres ».
Diabolisation du sexe féminin
La suprématie occulte et menaçante exercée par les femmes, leur puissance érotique, deviennent finalement un argument pour justifier leur assujettissement et leur domestication. En imposant un ordre patriarcal "apollinien", il s’agit finalement de réprimer et de refouler le désordre dionysiaque des monstres matriarcaux. Les hommes éprouvent effectivement le besoin de renier leur sentiment d’infériorité sexuelle, à travers notamment des pratiques telles que l’excision.
Justification de la violence par la culpabilité féminine
Les femmes, « tenues pour responsables du désir qu’elle suscitent » (Virginie Despentes, « King Kong Théorie »), doivent subir une coercition légitime pour ne pas désorganiser l’ordre social…Et ces dispositifs normatifs et disciplinaires se voient entérinés par un ordre discursif et mythologique. En effet, les mythes faisant état d'une domination féminine originelle et/ou de la possession initiale par les femmes des objets et des rites relevant dorénavant de l’exclusivité masculine sont très fréquents. Or, une telle dissémination indique une origine extrêmement ancienne, en l'occurrence très probablement antérieure à la migration de sapiens hors du continent africain, il y a environ 60 000 ans. Ces grands récits viennent finalement rendre les femmes responsables de leur déchéance, du fait de leurs abus ou mésusages ayant contraints les hommes à intervenir violemment et à accaparer le pouvoir pour éviter la perdition de l’ordre social et cosmique.
Légitimation de l’exclusion par l’infériorité féminine
Tout dans la constitution physique instable de la femme rappelle son infériorité, sa finitude et son aliénation à l’organique. Cette « naturalisation négative » du corps féminin induit alors sa subordination ontologique.
Partage de l’espace et division sexuelle du travail
« L’homme est producteur et transcendant ; la femme est une reproduction figée dans l’immanence, sans prise sur le monde » (Simone de Beauvoir)
Dès lors, cette représentation idéologique justifie l'ordre d'une répartition binaire entre féminin et masculin, tant sur le plan symbolique que matériel.
« A l’homme, le Verbe, le logos, le spirituel, le goût vertical de la transcendance, de l’universel, les activités prestigieuses, le commandement, l’action, la mobilité, la pensée, la création et la visibilité ; à la femme, symétriquement, terme pour terme, la Chair, l’éros, le matériel, l’enracinement horizontal dans l’immanence, le relatif et l’inessentiel, les tâches dépréciées, la servilité, la passivité, l’inertie, l’organique, la procréation et l’invisibilité » (Olivia Gazé).
Comme on l’a déjà souligné, la division sexuelle du travail, salarié comme domestique, est également une des bases originaires de la construction des identités de genre, contraignant les individus à correspondre à des rôles préétablis entravant toute perspective de liberté et d’égalité réelle.
D’après Christophe Darmangeat, « le rapport entre domination masculine et division sexuelle du travail ressemble fort à un problème de poule et d’œuf, face auquel on est une fois encore contraint, faute d’éléments, de se reposer sur le seul raisonnement, avec les limites qu’imposent un tel exercice ». De fait, « une division sexuelle du travail inéquitable, plaçant les femmes en position de subordonnées, sous la coupe directe ou indirecte des hommes, les privant dans une certaine mesure du contrôle sur leurs moyens de production et sur leurs produits, n'est pas un élément indispensable à la domination masculine. De là à dire que la division du travail ne constitue pas la cause de la domination masculine, mais bien plutôt sa conséquence, il n'y a qu'un pas. C'est très exactement celui que franchissait Maurice Godelier lorsqu'il écrivait dans une formule souvent citée : « La division du travail chez les Baruya ne peut donc expliquer la domination sociale des hommes puisqu'elle la présuppose. » ».
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Aux origines des féminicides
L’anthropologue et éthologue Barbara Smuts établit six facteurs qui participent de la coercition masculine dans les sociétés humaines. Elle distingue le fait d'empêcher ou d'entraver l'émergence de coalitions de femmes, du fait notamment de la patrilocalité ; l'aptitude des hommes à constituer des groupes organisés pour accaparer toutes les formes de pouvoir, dont le monopole des relations extérieures (chasse, commerce, guerre...) ; le contrôle des moyens de production et de redistribution ; l'existence de statuts inégalitaires, économiques, politiques et sacrés, qui permettent à des hommes d'accumuler des privilèges et des femmes, tout en exerçant une coercition sur leur sexualité ; les comportements des femmes elles-mêmes qui favorisent leur contrôle comme ressources dans leurs transactions avec les hommes dominants ; l’institution de puissants systèmes idéologiques et discursifs, allant de la soumission à l'acceptation, qui justifient toutes les formes de coercition, tout en incitant les femmes à y reconnaître les raisons de leur condition.
Au fond, la violence envers les femmes est en rapport avec leur dimension de « propriété », de biens consommables, de sources ostensibles de prestige et de domination : « elles devraient être à la disposition sexuelle des hommes » (Manon Garcia) ; « le corps des femmes ne leur appartenant pas, il est à celui qui s’en empare » (Olivia Gazalé).
De fait, les rivalités des hommes pour l'accès aux femmes représentent la première cause de coercition. On pourrait également ajouter le développement d’un espace privé, domestique et coutumier, à même de devenir le lieu ordinaire de toutes les violences physiques. De fait, les femmes se trouvent majoritairement exposées dans des lieux que les hommes peuvent revendiquer comme leur possession.
Comme le rappelle Pascal Picq, « les violences physiques subies par les femmes ne sont pas que des faits de délinquance ou de déviance, mais des faits de culture et de civilisation en raison de l'immense arsenal culturel, juridique et politique qui les justifie ».
Dès lors, le féminicide apparaît comme une particularité de l’espèce humaine, comme un fait anthropologique distinctif, à déterminations sociales et culturelles.
« La société et la loi ne doivent plus considérer que les violences masculines sont des dysfonctionnements, des cas de violence qui seraient autant de déviances par rapport à la société, comme toutes les formes de délinquance et de crime. C'est un fait de culture et de société, la conséquence d'une histoire anthropologique, idéologique et sociale, donc un enjeu de civilisation » (Pascal Picq).
Ainsi, dans « Féminicides. Une histoire mondiale », l’historienne Christelle Taraud, rapporte également qu’à partir du Néolithique, les hommes ont accaparé tous les pouvoir et que les femmes sont devenues, au fil du temps, leurs extensions, sur un mode colonial. De fait, la matrice primaire du patriarcat, structure la plus archaïque et la plus persistante de l’humanité, a construit initialement des hiérarchies genrées à partir des différences physiologiques, induisant ultérieurement des ramifications inégalitaires de plus en plus accentuées, avec des périodes de violences aiguës dans les moments patriarcaux de forte intensité, qui s’apparentent aux féminicides que nous connaissons aujourd’hui.
« Depuis la préhistoire, des femmes sont tuées parce qu’elles sont femmes. Les sociétés patriarcales du passé ont organisé leur infériorité juridique et intégré l’idée de leur infériorité politique, économique, sociale, culturelle et symbolique ».
« L’archéologie et l’anthropologie féministes font en effet désormais remonter au Néolithique – au moins – la discrimination contre les femmes, qui est sans doute la première dans l’histoire de l’humanité et la racine de toutes les autres » (Christelle Taraud)
Ainsi, « les choses semblent se jouer lorsque les sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui étaient endogames et dénuées du tabou de l’inceste, ont dû traverser des périodes troublées. Face à une crise climatique ou à une guerre de clans, les chasseurs-cueilleurs pratiquaient l’infanticide, en particulier celui des filles. Mais, une fois la crise passée, des conflits émergeaient, moins pour les ressources alimentaires, que globalement ces groupes maîtrisaient plutôt bien, que pour les femmes qui venaient à manquer et dont ils avaient un besoin crucial pour se renouveler et se développer. C’est ce qui a donné naissance à l’exogamie, qu’accompagne le tabou de l’inceste : les premiers raids exercés en-dehors du groupe ont ainsi souvent eu pour but de razzier des femmes et des petites filles ».
« Dans ce processus qui traverse les sociétés protohistoriques ainsi que les premières sociétés historiques, ce que l’on voit à l’œuvre, c’est la naissance d’un système généralisé d’écrasement des femmes, qui repose sur l’accaparement de toutes les formes de pouvoir par les hommes, y compris le pouvoir sur la vie qui appartenait jusque-là aux femmes du fait qu’elles contrôlaient les naissances et portaient les enfants ».
« Les violences contre les femmes s’inscrivent donc, en premier lieu, dans un système sexe/genre de hiérarchisation des rapports sociaux de sexe, et notamment de domination masculine ».
Le sociologue Evan Stark, dans son article "Coercive Control : How Men Entrap Women in Personnal Life" (2007), soulignait également que les femmes peuvent se retrouver « victimes de contrôle coercitif », otages dans leur propre espace domestique. Ainsi, selon Stark, « le principal préjudice infligé par les hommes violents est politique », car « il relève de la privation de droits et de ressources nécessaires à la personne et à la citoyenneté ».
Comme le rappellent également la préhistorienne Anne Augereau et l’anthropologue Christophe Darmangeat, « dans les cultures néolithiques européennes, une forme d’ores et déjà prononcée de patriarcat semble hautement probable : les données montrent des hommes dominants par leur statut, leurs origines strictement locales, leur position centrale dans les cimetières. A cela s’ajoute des femmes plus mobiles, dont certaines ont pu être raptées suite à des conflits armés entre communautés : dans plusieurs charniers, parmi les individus massacrés, on constate un déficit de femmes en âge de procréer ».
Cependant, les preuves de l’existence du patriarcat au Néolithique ne signifient pas que la domination masculine n’existait pas au préalable. « L’étude des derniers chasseurs-cueilleurs européens, les mésolithiques, montre des indices en faveur de différences alimentaires hommes/femmes et une division sexuée du travail conforme aux observations anthropologiques. Quant aux femmes que le Néolithique aurait reléguées au foyer et à leurs fonctions reproductives, c’est une projection de nos préoccupations actuelles : les femmes néolithiques étaient très actives et, même si les hommes semblent avoir arpenté plus intensément le territoire, les attaches musculaires féminines portent aussi les traces de longues marches et du port de lourdes charges ! En d’autres termes, les femmes, comme les hommes, travaillaient beaucoup, et pas seulement à la maison ».
En tout cas, le meurtre d’une femme en tant que « prérogative matrimoniale » suppose déjà une différenciation entre une personne possédée et celui qui, en tant que propriétaire, peut affirmer son droit absolu à l’encontre de son bien. Cela n’est rendu possible qu’à partir du moment où les femmes ne sont plus appréhendées comme des individus propres, mais comme des marchandises sur lesquelles on peut manifester sa domination en les consommant et en les annihilant. Le féminicide est donc le révélateur d’un système d’écrasement du féminin, un crime total qui ne se limite pas à la sphère privée, mais témoigne également de statuts collectifs s’exprimant au niveau social. Ainsi, la masculinité hégémonique appuyée par une véritable politique de domestication des femmes a contraint celles-ci à intégrer et à se soumettre à un modèle qui les infériorisait mais qui était, simultanément, leur seule possibilité de survie. Il existe alors un « continuum féminicidaire » qui permet de faire le lien entre l’ensemble des violences et des coercitions féminines, des plus symboliques aux plus physiques, des plus anodines aux plus graves, et qui entretient un habitus culturel dans lequel ces agressions sont banalisées. Par ailleurs, dans des situations de conflits, le viol constitue également un crime contre la filiation, un meurtre symbolique de la communauté de l’ennemi.
Comme le souligne Christelle Taraud dans Mediapart, « l’objectif de ces violences, c’est la réaffirmation de la hiérarchie des genres. C’est une manière de dire : j’incarne le sexe fort et toi le sexe faible, donc « tu dois m’obéir », « tu es ma chose », « tu n’existes que pour moi et par moi », et si tu émets l’idée d’une vie autonome, je te punis immédiatement ».
Au fond, dans cette logique, la violence envers les femmes constitue un fait anthropologique structurel, permettant à la fois d’affirmer un régime de domination et de possession. Dès lors, « la seule manière de résoudre ces crimes, c'est d'affronter la réalité polymorphe de ce continuum, qui englobe le harcèlement sexuel, la culture du viol et de l’inceste, la prostitution forcée, la lesbophobie, la transphobie, le mariage précoce et forcé, l'interdiction de l'IVG, les fœticides et infanticides de filles en masse »...
Mais comment, en dépit du processus de « civilisation des mœurs » décrit par Norbert Elias, la coercition féminine et les violences sexistes ont pu se maintenir, voire se renforcer ? Quelles dynamiques historiques ont permis certaines évolutions préjudiciables, avec l’appui des dispositifs institutionnels et de appareils officiels de légitimation ?
A suivre...
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