Dr BB
Pédopsychiatre en CMPP
Abonné·e de Mediapart

117 Billets

0 Édition

Billet de blog 30 janv. 2023

Dr BB
Pédopsychiatre en CMPP
Abonné·e de Mediapart

L'enfance mise au pas

Ce dimanche avait lieu à Montreuil une journée de débats poétiques et de dialogues politiques autour de "l'enfance mise au pas", organisée par le groupe enfance du collectif des 39. A cette occasion, au milieu de nombreuses propositions créatives et subversives, j'ai pu présenter une intervention intitulée "l'infantile comme résistance à l'arraisonnement néolibéral", dont voici le texte.

Dr BB
Pédopsychiatre en CMPP
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

A la suite de la publication de l’ouvrage "L’enfance mise au pas", le Groupe Enfance du Collectif des 39 organisait ce dimanche 29 janvier à l’AERI à Montreuil une journée de rencontre, afin de se questionner sur l'évolution et l'état des soins psychiques apportés aux enfants. De fait, "depuis sept ans, le Groupe Enfance où se réunissent soignants, travailleurs sociaux, universitaires, s’élève contre la panoplie de lois, de décrets et autres textes administratifs et réglementaires qui ont complètement modifié depuis 2002 le dispositif de santé que nous enviait le monde entier. Au nom d’une soi-disant Science et d’une vraie conception marchande de la santé, table rase a été faite d’une réflexion et d’un savoir centenaire, nés sur les décombres de la barbarie des guerres mondiales. Ce déni de l’importance de la parole, du langage et de l’histoire de chacun dans le développement du « petit homme » a imposé une conception neuro-machinique, régressive, nous ramenant des siècles en arrière. Les professionnels ne peuvent plus exercer leur métier dans l’intérêt des enfants, mais doivent se soumettre à des protocoles et à de bonnes recommandations qui imposent des grilles chiffrées". 

Dès lors, autour d’une parole ouverte portée par des artistes, des professionnels de l’école, du soin, il s'agissait "d’ouvrir d’autres horizons pour retrouver curiosité, inventivité, si nécessaires au devenir de l’enfant". De témoignages en créations artistiques, d'analyses dénonciatrices en horizons d'espérance, le collectif présent a ainsi pu partager des affects, du vécu, de l'indignation, mais aussi des germes de résistance, du désir à faire, à rencontrer, à rêver, à lutter. A travers la poésie, la musique, les chants, les images, les paroles, les larmes, les rires, les colères, des possibles communs peuvent alors émerger, au-delà des replis de survie. 

A l'heure où le gouvernement veut reculer l'âge de départ à la retraite pour "équilibrer son financement par répartition", ne serait-il pas prioritaire de garantir un relais générationnel, d'accueillir décemment les enfants, de leur permettre d'investir des perspectives concrètes pour exercer leur citoyenneté et s'épanouir dans une activité professionnelle digne et désirable, au-delà des maltraitances instituées, du mépris et des délaissements cyniques ? 

Nonobstant, nous traversons actuellement un véritable "baby krach" : la natalité (723 000 naissance en 2022 contre 810 000 il y a dix ans) et la fécondité (1,8 enfant par femme) s'effondrent comme jamais depuis la Seconde Guerre mondiale, avec un risque d'inversion du solde naturel...A force de politiques délibérées d'abandon des familles et des enfants, peut-on être vraiment surpris de cette situation symptomatique  ? 

Illustration 1

En guise d'illustration, voici le texte de mon intervention : 

"L’infantile comme résistance à l’arraisonnement néolibéral

Quelques constats pour commencer.

Dans la « Start Up Nation », un enfant sur 5 vit sous le seuil de pauvreté, soit 2,9 millions en 2018, avec des chiffres en perpétuelle augmentation. D’après le dernier rapport de la Défenseure des Droits, « les professionnels du médico-social sont de plus en plus confrontés à la souffrance psychique liée à la précarité ».

Les services sanitaires alertent en vain sur la recrudescence de la mortalité infantile, avec notamment une surmortalité en Seine-Saint-Denis : 4,8 ‰ contre 3,2 ‰ en France métropolitaine.

Selon l’ARS, 11 maternités en Ile de France signalent au moins une sortie de maternité à la rue par semaine. En 2020, ce sont ainsi 3000 femmes qui se sont trouvées dans cette situation en Ile de France. Elles étaient 2000 en 2016. 

N’oublions pas non plus que, dans l’indifférence générale, un enfant meurt tous les 5 jours à domicile, du fait de la maltraitance de son entourage…

Par ailleurs, à l’heure de la plateformisation des soins, de la filiarisation par pathologies, de la ségrégation des parcours, des logiques de tri, de la dissémination hégémonique des Centres Experts, le nombre de patients suivis chaque année en psychiatrie infanto-juvénile a augmenté de plus de 60% en 20 ans.

Ainsi, le mal-être psychique infantile s’intensifie indéniablement, et représente sans doute un symptôme tragique de la substance éthique de notre société, caractérisé par un véritable mépris de l’enfance… A force de démanteler les institutions, tous les enfants vont finir par devenir des mineurs non accompagnés, condamnés aux limbes via des gares de triage.

Une véritable logique du pourrissement…

Dans le même temps, voici d’autres faits récents.

Il y a quelques mois, la presse annonçait en grande pompe le développement d’une nouvelle technologie d’imagerie cérébrale par échographie, permettant de détecter d’infimes variations de la circulation sanguine dans le cerveau des nouveau-nés. Grâce à cette innovation commercialisée par une start-up, les chercheurs espèrent ainsi cartographier les zones du cerveau dont le fonctionnement paraît anormal dès la naissance, et orienter ainsi vers un diagnostic très précoce d’autisme ou de TND. Après avoir été testé sur des souris, le fonctionnement de l’appareil sera donc utilisé sur des cohortes de bébés à l’hôpital Robert Debré dès 2023.

Suite aux Assises macronistes de la santé mentale, on apprenait également la création du « centre E-CARE de prise en charge et de recherche sur l’enfant » ainsi que d’un « Institut du cerveau de l’enfant », se basant sur le constat univoque et incontestable qu’ « un enfant sur 6 a un trouble neuro-développemental ». Dès lors, il s’agit évidemment de « pérenniser l’effort vers l’enfance et renforcer une approche transversale de cet âge de la vie », afin de « comprendre les mécanismes cérébraux impliqués dans les apprentissages ».

Entre 2010 et 2019, la prescription d’amphétamines pour l’hyperactivité infantile a augmenté de +56 % en incidence et de +116 % en prévalence.

Illustration 2

En étudiant le développement d’un groupe de garçons depuis la crèche jusqu’à leur première année de primaire, la chercheuse Judy Chu, de l’université de Stanford, a pu s’apercevoir qu’ils devenaient progressivement de moins en moins attentifs, qu’ils éprouvaient des difficultés de plus en plus grandes à s’exprimer, qu’ils restreignaient leurs investissements relationnels et émotionnels, que leur créativité et leur imaginaire s’asséchaient. Ainsi, à travers certaines épreuves « initiatiques », ces enfants se voyaient contraints d’intérioriser les normes hégémoniques de la masculinité, au détriment de secteurs essentiels au développement humain, tels que l’affectivité, l’expressivité, la socialité, ou la vulnérabilité. Une telle amputation va d’ailleurs de pair avec l’intensification des signes de mal-être et de « troubles », désormais catégorisés en tant que manifestations neuro-développementales…

« Chaque groupe social définit l’enfant selon des normes qui sont utiles au groupe : commodes aux parents et aux aînés, bien plus que conformes à la réalité objective qu’est l’enfant » Georges Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale.

Comment alors ne pas penser au rêve du nourrisson savant, décrit par Ferenczi, dans lequel « des nouveau-nés, de très jeunes enfants ou des bébés au maillot, sont capables de parler ou d’écrire avec une parfaite aisance, de régaler leur entourage de paroles profondes ou de soutenir des conversations d’érudit, de tenir des discours, de donner des explications scientifiques et ainsi de suite ».

De fait, notre époque récuse l’immaturité, la dépendance, l’irraisonnable, le non-identifié et l’indéterminé…

Comme le souligne le sociologue Gérard Neyrand « l'enfant est un être social auquel est transmis, par de multiples médiateurs, l'ordre de la société dans laquelle il s'inscrit » et ces « discours largement prescripteurs de normes de comportements et d’attitudes visent non seulement les enfants mais aussi avant tout les acteurs centraux de leur socialisation : parents, éducateurs, professionnels des institutions de prise en charge… ».

Au-delà des impératifs de socialisation, on peut décrire là un véritable dispositif institutionnel d’arraisonnement, traduction du terme allemand « Gestell », qui rend compte pour Heidegger d’une transformation de la vision du monde par l’hégémonie de la technique, de l’objectivité et de la mensurabilité : « Est réel, ce qu'on peut mesurer » (Max Planck).

Ainsi, l’enfance n’échappe pas à cette tendance, et doit également pouvoir être appréhendée dans une perspective utilitariste, en tant que « capital humain » ayant vocation à entrer « dans les fonds disponibles, lesquels doivent pouvoir être constituables, livrables et remplaçables en tout temps, aux fins du moment » (Alain Boutot,  « La science moderne et la métaphysique de l'humanisme », dans Bruno Pinchard (dir.), Heidegger et la question de l'humanisme : Faits, concepts, débat, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Themis », 2005).

Dès lors, les orientations idéologiques qui infusent au sein des dispositifs pédopsychiatriques contemporains tendent à imposer une forme de « réquisition » de l’enfant, de mise à disposition, ce qui suppose une identification taxonomique de plus en plus précoce.

D’après l’anthropologue Gayle Rubin, « la profusion sauvage de la sexualité infantile sera toujours domptée » …

Or, L’infantile est une forme de résistance vis-à-vis de tout ce qui cherche à catégoriser, à normer, à hiérarchiser, à réguler, à remédier, à rééduquer, à assigner, à définir, à classer, à diagnostiquer, à canaliser, à arraisonner, à discipliner, à optimiser. L’infantile est une puissance de désidentification, antéprédicative, rétive à toute catégorisation : règne du mouvant, du non-linéaire, de la condensation, des puissances hétérogènes, sans fin, atéléologiques, rhizomatiques, indéterminées.

« Structure de base aux franges de notre animalité, dépositaire et conteneur de nos pulsions, tant libidinales ou haineuses qu'épistémophiliques, l'infantile est cet alliage de pulsionnel et de structural "souple", qui fait que l'on est soi et pas un(e) autre. Irréductible, unique, et par là même universel, l'infantile est donc bien ce par quoi notre psychisme va advenir » ( Florence Guignard, 1996).

Là se déploie une strate de vie psychique polymorphe, en émergence perpétuelle, servant de point nodal pour effectuer des allers-retours dans le temps, pour s’extraire de l’actuel et de l’emprise des destinées. Car l’infantile est cette « catégorie de la causalité psychique en position intermédiaire et médiatrice entre l’inconscient hors le temps et l’histoire singulière de l’enfance » (Bernard Brusset).

L'infantile est une source vive qui continue à surgir en chacun de nous. Et elle s'alimente très directement de la sève existentielle de l'enfance, de cet enfant d'après-coup qui insiste, qui revendique et qui déconstruit sans cesse.

Ainsi, malgré les sédiments précoces de socialisation, l’enfant, éveillé à l'émerveillement, reste capable de se désidentifier, d’oublier les statuts, le sien et celui des autres, de se désamarrer, de donner la priorité à ses productions imaginaire et fantasmatiques en négligeant l’ordonnancement de la réalité et de tous ses prédicats institués.

L’enfant est fondamentalement trans, sur le plan identitaire, sexuel, mais aussi transformable, transgressif, transposable, transfrontière, transmonde.

L’enfant est aussi dys, dysphorique, dysthymique, dysharmonique, dystopique, dissipé, dissident, dissemblable, dissymétrique, indistinct

Trop dispendieux, en voie de disparition

Par sa langue, aspécifique, astéréotypée

Un spectre qui nous hante, ho hisse, tique !

Hors grilles, Q-ire, ADOS Amigos! Les déesses aiment....

L’enfant est fondamentalement hyper, dans le trop, dans le débordement, l’inattendu, le décalé

L’enfant est amer-actif, il explore, il découvre, il visite, il déstabilise

THADA-DAA TSOIN TSOIN, à THADA sur mon bidet

Toute opposition, toute provocation, c’est TIC TOP

L'enfant n'est pas seulement dans la lune ou deux, bilunaire, il est surtout multipolaire, ours polaire, ou dépolarisé...

L’enfant n’est que potentiel, haut et bas, précocité, immaturité, tout cela à la fois, en germes et en bouillonnements

L’enfant est troublé, troublant, venant jeter le trouble sur nos développements, envahissant

Empêcheur de tourne-neuro en rond

Multiple, Complexe, se développant, désordonnant

Il est de nulle part et de partout, mais ici et là

Faisant irruption, dérigolant les émotions

Révolutionnaire et conservateur, fondapsychiquement dialogique

Résister, c’est donc retrouver cette pulsion anarchistera, faire une passe dans le dos en jetant le bras vers l’arrière, afin de destituer les scléroses d’expert et de relancer les folles espérances.


Car, comme le revendique le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin (directeur du département « Evolution de l’homme » au sein l’institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste) : « C’est l’enfant en nous qui nous rend véritablement humain »"


Merci en tout cas à toutes les personnes qui se sont impliquées dans cette belle journée, et à tous ceux qui luttent au quotidien dans leurs pratiques pour préserver la rencontre et les devenirs...

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte