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Billet de blog 30 octobre 2025

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La chasse à l'enfant (3) : filiations et résurgences idéologiques

Les revendications de modernité dans le traitement de l'enfance troublée tendent à négliger leur généalogie. De fait, tant les discours que les pratiques s'enracient dans une filiation scientiste et dans des projets sociaux historiquement situés. Rapide survol préliminaire...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comprendre nos enjeux contemporains en termes de « traitement de l’enfance » suppose de se pencher sur une certaine généalogie des idéologies et des dispositifs. En l’occurrence, une des thèses directrices de cet ouvrage sera de montrer à quel point les pratiques actuelles dans le champ de la déviance infantile sont chargées de sédiments occultés. Car, en dépit des revendications de modernité, de scientificité, de virage, force est de constater la résurgence spectrale de thématiques, de représentations, de présupposés qui viennent exhumer des courants idéologiques plus obscurs. L’organicisme scientiste du XIXème, les revendications eugéniques de triage et de profilage biologique dans l’entre-deux-guerres, la médicalisation de la délinquance juvénile, l’institutionnalisation des dispositifs tutélaires de l’inadaptation infantile sous le régime de Vichy, l’insistance d’un moralisme confessionnel, l’occultation des dynamiques socio-politiques, etc. ; autant de strates qui continuent à exercer une influence déterminante, sans pour autant être « conscientisées ». Cette dimension « hantologique » « abriterait en elle, mais comme des lieux circonscrits ou des effets particuliers, leschatologie et la téléologie mêmes. Elle les comprendrait, mais incompréhensiblement » (Jacques Derrida[1]).

De fait, depuis plusieurs siècles, « d’illustres prédécesseurs » se préoccupent du sort des enfants irréguliers et déviants, de leur contrôle et de leur exploitation. En effet, bien avant notre société inclusive et innovante, des « visionnaires » ont œuvré pour déployer les prémisses d’une politique de prophylaxie infantile, de dépistage précoce et de triage en fonction du rendement social.

Parmi tant d’autres, on pourrait par exemple évoquer le Dr Henri Thulié, auteur précurseur, à l’aube du XXème siècle, de « Dressage des jeunes dégénérés ou Orthophénopédie[2] », et promoteur actif de maisons d’orthopédie mentale « où ces enfants que la société laisse se pervertir faute de soins et de prévoyance puissent devenir des citoyens utiles à leurs pays () au lieu d’être un danger pour la société qui les traque comme des fauves ».

Dans son sillage, le Pr George Heuyer, fondateur de la neuropsychiatrie infantile avait également, dans l’entre-deux-guerres, posé des jalons tout à fait novateurs, comme en témoigne son allocution d’ouverture de la clinique annexe de neuropsychiatrie infantile en juin 1926 : « La méthode neuropsychiatrique que nous avons indiquée permettra de dépister précocement, dans la famille et à l’école, ces enfants intellectuellement et moralement anormaux. Elle permettra de les traiter, de les surveiller, de les utiliser en fonction de leurs capacités et de leur nocivité. Elle permettra dadapter à leur caractère l’éducation et linstruction, plutôt que de se flatter inconsidérément de les modifier par la pédagogie ». Ou encore : « Tous les enfants doivent être cultivés en vue de leur rendement social maximum » ; « la sélection se fera dès lenfance, selon les capacités intellectuelles et morales de chaque enfant ».

Illustration 1

Dans cette continuité, le Pr Robert Lafon[3] préconisait, sous Vichy, un « projet dorganisation () des services dhygiène mentale, daccueil, d’éducation et orientation pour enfants et jeunes gens difficiles, déficients, délinquants ou moralement abandonnés et pour jeunes gens isolés, chômeurs ou volontaires pour un groupement de jeunesse ». Car ce sont eux qui fourniront les « futurs indisciplinés, pervers, délinquants ou extrémistes, agitateurs et meneurs, parasites ou ennemis de la société. Eux, beaucoup plus que tous les autres, et dans lintérêt de tous les autres ont donc besoin dun redressement adapté, aussi précocement et rapidement que possible. Ce redressement comprend trois étapes : le dépistage, lobservation et lorientation, l’éducation et lutilisation ».

En 1944, le Dr Robert Préaut[4] proposait également une synthèse intitulée « Ladaptation sociale et professionnelle des enfants déficients ou en danger moral ». Voici par exemple ce qu’il pouvait affirmer à cette occasion : « le débile mental montre un rendement professionnel en fonction de son quotient intellectuel. Dans les niveaux les plus élevés, il peut faire un ouvrier ou un artisan qualifié. Dans les milieux les plus bas, un robot dressé à une fonction simple. Lavantage des débiles réside dans leur soumission, le débit régulier de leur automatisme, leur fidélité canine »...

Illustration 2

En parallèle de ces filiations discursives, des dispositifs institutionnels spécifiques ont été instaurés, telles que les colonies pénitentiaires et agricoles, permettant de redresser les enfants sous une discipline sévère, tout en dégageant des rendements productifs importants et en repeuplant les territoires ruraux - nous y reviendrons largement.

Indubitablement, l’objectif est de mettre à disposition ces « mineurs anormaux » selon les besoins prioritaires de la patrie et du Capital, afin de les solvabiliser et de faire fructifier les investissements collectifs en faveur de cette main d’œuvre corvéable. Et cette tendance profonde reste manifestement très ancrée dans les orientations contemporaines, que ce soit au sein des discours scientifiques, politiques, voire militants.

« C’était incroyable ! Qu’ils étaient démunis, désarmés, par rapport aux autres êtres humains ! Arriérés mentalement, sourds, muets…et pourtant, ils ponçaient ardemment des bancs » Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon

Evoquons par exemple les revendications d’Hugo Horiot[5], représentant de la cause des personnes « neuroatypiques », clamant que les compétences sectorisées des autistes devraient pouvoir être exploitées, à l’instar de la Silicon Valley ou de Tsahal... Après tout, ils sont censés ne pas avoir d’état d’âme, ni de dilemmes moraux, ou de positionnements politiques. Autant en profiter ! En tout cas, le modèle inclusivo-capitalo-paternaliste reste extrêmement prégnant, comme en témoigne la ferveur des pouvoirs publics envers le dispositif proposé par Jean-François Dufresne[6], PDG d’Andros : « il faut arrêter de protéger les autistes, il faut les exploiter ». En effet, ce sont des prestataires polyvalents et performants, en particulier sur des tâches répétitives, qui exigent d’être précis et méticuleux. « Même lentreprise est gagnante : ils permettent d’économiser 50.000 euros de matières premières par an ». Et puis, pas de revendications, de contestation, d’adhésion syndicale, de bavardages, etc. Au fond, on en revient toujours à une logique d’exploitation du handicap et de la déviance : « Chez ma mère, en Savoie, il y avait ce quon appelait les idiots du village. Ils travaillaient. On leur faisait faire tout ce quon pouvait, des foins à la traite des vaches ». Fort de cette expérience pionnière, vécue comme « un lancement de produit », d’autres grands groupes sont déjà séduits par la démarche : L’Oréal, Guerlain, Servair…avec la bénédiction des instances gouvernementales.

Récemment, à l’occasion d’une interview, un manager pouvait énoncer à quel point les autistes étaient des employés modèles, puisque ceux-ci pouvaient travailler douze heures de suite sans lever la tête. La politique « inclusive » pourrait-elle constituer une mise à mal insidieuse des droits des travailleurs ?

« Ils sont très demandés par les patrons, à cause de leur tendance aux gestes répétitifs, et ils ne fonts jamais d’histoires jamais, ayant été persuadés que la société leur fait une faveur en leur laissant une petite place - heureux les pauvres en esprits. Pour les débiles encore plus profonds il y a aussi des ateliers, encore plus sous-payés forcément » (Christiane Rochefort[7])

Au-delà des vernis d’hypocrite bienveillance, la sollicitude des pouvoirs publics à l’égard des divergences infantiles doit avant tout garantir l’ordre social, la sécurité et l’efficience économique…En effet, il convient de protéger cette main d’œuvre de l’influence des parents indignes, débauchés, pauvres et étrangers. Il faut prévenir la délinquance et la sédition juvéniles, et réprimer dans l’œuf tous ces germes d’opposition et de subversion.

Illustration 3

A la base, l’enfant n’a certes qu’une utilité relative ; initialement, il représente essentiellement un coût, surtout en période d’austérité. Mais il peut aussi devenir un investissement rentable… Dès lors, il est primordial de s’interroger sur le rôle qu’on pourrait lui faire jouer une fois rééduqué, dressé, discipliné, normé et standardisé selon les besoins et les finalités du Capital. Il faut donc coloniser l’enfance, l’acculturer précocement, repérer les mauvais germes, séparer le bon grain de l’ivraie. De ce point de vue, les expériences impérialistes constituent une source d’inspiration indéniable, afin d’appliquer une pédagogie basée les méthodes employées pour assujettir les peuples barbares : ordre, méthode, discipline, obéissance, et abnégation continue….

Désormais, la Science est plus que jamais mobilisée dans ce domaine, et des experts se saisissent médiatiquement de ces problématiques d’ordre social et hygiéniste dans le champ de l’enfance inadaptée.

Par exemple, dans le domaine du cerveau infantile, le Pr Delorme, expert FondaMental ainsi qu’à l'Institut Montaigne, est un représentant particulièrement significatif du « renouveau » du traitement de l’enfance sous l’angle des données de la science et des trajectoires neurodéveloppementales. Ainsi, cet éminent spécialiste n’hésite pas à fustiger la mentalité sclérosée des institutions pédopsychiatriques : « les décideurs ont un référentiel basé sur la psychanalyse et quand bien même la science évolue et met en avant des stratégies efficaces, beaucoup persistent à croire que rien ne fonctionne pour diminuer les symptômes des enfants autistes. »
Nonobstant, cet expert influenceur a été récemment récompensé par « The Biocodex Microbiota Foundation » pour ses recherches sur la transplantation précoce de microbiote fécal[8] chez les enfants autistes, dans le but d’améliorer les symptômes gastro-intestinaux et les trajectoires cliniques. L’Institut Robert-Debré du Cerveau de l’Enfant est également lauréat de l’appel à projets Institut Hospitalo-universitaire (IHU) pour l’innovation en faveur du développement cognitif de chaque enfant. Il s’agit donc de créer un nouvel écosystème rapprochant enfants, familles, médecins, chercheurs, institutions, partenaires privés et entrepreneurs pour agir ensemble face aux vulnérabilités neuro-développementales (car un enfant sur six souffrirait de troubles du neurodéveloppement, et un enfant sur cinq présenterait des troubles des apprentissages). Avec d’importants financements publics au détriment des institutions soignantes, l’objectif sera de « décrire, à partir de modèles prédictifs, les trajectoires neuro-développementales individuelles et découvrir de nouveaux médicaments et des stratégies de remédiation »[9]. Il conviendra également de « créer un nouveau modèle de prévention en santé et en éducation dédié à lenfant, notamment via une plateforme digitale permettant daméliorer le repérage précoce () mais aussi doffrir de nouvelles ressources digitales. Cette plateforme sadressera également aux familles et aux professionnels de santé et d’éducation de lenfance et permettra la collecte de données longitudinales et écologiques de plusieurs milliers denfants ayant des trajectoires neuro-développementales diverses ». Toutes ces données multimodales seront évidemment marchandisables et rentabilisées. Des projets sur l’imagerie cérébrale et le comportement des enfants en âge préscolaire permettront également d’identifier des biomarqueurs, à travers notamment le « Neurodevelopmental Brain Network Study (NBN) : 1000 enfants pour mieux comprendre les troubles neuro-développementaux chez lenfant ». Dorénavant les innovations technologiques et méthodologiques dotent les chercheurs de capacité sans précédent pour détecter, caractériser, identifier, trier, étiqueter, formater le cerveau du capital infantile. L’ambition de ces projets est de mettre au point des outils pour aider au diagnostic et à la gestion de la déviance neuronale précoce des enfants. Le recueil de statistiques à grande échelle permettra alors de définir des catégorisations, des gradients hiérarchiques, et d’exploiter chacun selon son profil optimisé de rentabilité. A cette fin, il est désormais prioritaire de favoriser les comparaisons normatives pour favoriser l’identification de biomarqueurs spécifiques des trajectoires divergentes. Cette biobanque permettra définitivement de faire progresser de manière très significative le domaine de la connaissance dans le périmètre des troubles neuro-développementaux et du classement des individus infantiles selon leurs caractéristiques cérébro-génétiques.
Ces programmes, innovants et inclusifs, sont financés par des partenaires philanthropiques, privés, à but lucratif, tel que la Fondation Bettencourt Schueller. Car, selon Le Pr Delorme, le financement de la science, de l’éducation et de la médecine doit être soutenu par les entreprises productrices de Capital et il convient donc de « favoriser une dynamique dinvestissement tissant des liens renforcés avec des acteurs privés, pour dépasser les exigences économiques et parfois contraintes des fonds publics »[10] - qu’il faudra tout de même accaparer via des appels à projet… Les mots d’ordre sont explicites : privatisation, dépeçage du service public, rentabilité, en phase avec l’agenda néolibéral. Car les deniers alloués aux institutions soignantes, telles que les Centre Médico-Psycho-Pédagogiques (CMPP), constitueraient définitivement une véritable gabegie. Dès lors, ces financements devraient soutenir prioritairement l’innovation plutôt que d’entretenir des vieilleries archaïques : le soin, la psychothérapie, la rencontre singulière…D’ailleurs, à l’instar de plus en plus de praticiens hospitaliers, le Pr Delorme n'a pas hésité à ouvrir une consultation privée sur son service à l’hôpital public. Ainsi, pour une somme conséquente, vous pouvez avoir droit à un coupe-file - les pauvres attendront-, à un nombre impressionnant de diagnostics expertisés dès le premier rendez-vous - dont certains venant même contredire les bilans officiellement requis-, ainsi qu’à une prescription dont la longueur sera proportionnelle aux titres et reconnaissances académiques de l’éminent expert…

Illustration 4


Enfin, malgré l’insistance sur l’hérédité et les facteurs constitutionnels, il ne faut tout de même pas négliger la responsabilité des parents défaillants, qui seront sommés d’améliorer leurs habiletés et leurs compétences à travers des programmes d’accompagnement à la parentalité (Incredible Years ou encore Triple P), ou à l’aide outils numériques permettant d’optimiser la gestion émotionnelle et comportementale afin de rentrer dans l’ordre normatif.
Au fond, en dépit d’un positionnement revendiqué comme avant-gardiste, le Pr Delorme s’inscrit manifestement dans une certaine filiation idéologique. Car à la grande époque de la théorie de la dégénérescence appliquée aux troubles mentaux de l’enfant, les aliénistes cherchaient déjà à établir des corrélations anatomocliniques chez les jeunes encéphalopathes internés à l’asile. Il fallait ainsi différencier les débiles et les caractériels, promouvoir des nomenclatures et des catégorisations avec le souci pragmatique d’orienter en fonction du profil neurodéveloppemental, puis répartir la main d’œuvre infantile entre les divers types d’établissement relevant des ministères de la Santé, de l’Instruction publique ou de la Justice….

[1] Spectres de Marx, Ed Galilée, 1993

[2] Paris, Félix Alcan, 1900

[3] In M. Chauvière, op. cit., 1980

[4]In M. Chauvière, op. cit., 1980

[5] Autisme : j'accuse !, L'Iconoclaste, 2018

[6] https://informations.handicap.fr/a-autisme-inclusion-emploi-andros-9988.php

[7] Les enfants d’abord, Grasset, 1976

[8] Greffe de merde

[9] https://www.aphp.fr/actualite/linstitut-robert-debre-du-cerveau-de-lenfant-pour-le-developpement-de-chaque-enfant

[10] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-investir-pour-des-soins-adaptes-a-lenfance-1777873

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