Hasard du calendrier, le procès Lafarge s’est ouvert quelques jours avant que la France commémore les dix ans des attentats du 13-Novembre. Lors des cérémonies, un nom était dans toutes les têtes : Salah Abdeslam. Sa simple évocation glace encore le sang et nous replonge dans l’effroi de cette nuit de l’automne 2015.
Pendant le procès Lafarge, ce sont d’autres noms qui seront cités : Bruno Lafont – ancien PDG –, Christian Herrault – ex-directeur général adjoint en charge des opérations pour la Syrie –, Bruno Pescheux – directeur de l’usine de 2008 à 2014 –, et Frédéric Jolibois – son successeur. Ces noms-là ne disent presque rien au grand public. Ce sont pourtant ceux des dirigeants du cimentier, aujourd’hui accusés de financement du terrorisme et de complicité de crime contre l’humanité. La justice leur reproche d’avoir versé plusieurs millions d’euros, en toute connaissance de cause, à des organisations terroristes – y compris Daech – pour maintenir l’activité de la gigantesque usine de Jalabiya, située à quelques encablures de Raqqa. Le tout « dans une logique de recherche de profit pour l’entité économique qu’ils servaient », selon les mots d’un des magistrats instructeurs. Il faut dire que l’investissement initial était colossal : entre 2008 et 2010, seize banques ainsi que le groupe lui-même avaient engagé 680 millions de dollars dans l’opération qui promettait alors d’être une affaire juteuse.
Au regard de la gravité des faits, les prévenus bénéficient pourtant d’une indulgence relative dans l’opinion. Pourquoi ? Sans doute parce qu’inconsciemment, leurs actes, aussi ignobles soient-ils, paraissent cohérents. Ils s’inscrivent dans une logique : celle de la loi du marché, érigée par nos sociétés néolibérales en principe régulateur de l’ensemble des comportements humains.
Michel Foucault l’avait montré dès la fin des années 1970. Dans ce cadre, le marché n’est pas seulement un lieu d’échange. C’est un « lieu de véridiction » : l’espace où se dit le vrai, où s’établit la norme d’un comportement rationnel. À l’intérieur de ce régime de pensée, les dirigeants de Lafarge se sont persuadés qu’ils ne pourraient pas être jugés moralement : ils n’ont fait qu’appliquer la rationalité objective du marché. Tant que la logique économique est préservée, tout devient justifiable. Et c’est précisément là que tout devient possible.
Les États-Unis eux-mêmes ont contribué à entériner cette logique. Dans le pays marqué par le 11-Septembre, la justice fédérale a qualifié les agissements de Lafarge de « crime ahurissant ». Cela n’a pourtant pas empêché le groupe d’éviter un procès : il lui a suffi de négocier et de s’acquitter d’une amende de 778 millions de dollars. La justice américaine n’a pas tranché moralement, mais économiquement. Elle a transformé un crime en coût, validant rétroactivement la rationalité financière qui avait conduit les dirigeants à traiter avec Daech.
Hannah Arendt écrivait : « Le mal n’est jamais radical, il n’a pas de profondeur. Il n’est que l’extrême superficialité de ceux qui refusent de penser. » Cette phrase décrit avec une précision glaciale l’état-major de Lafarge. Ces hommes n’ont pas pensé les conséquences de leurs actes ; ils ont appliqué une routine gestionnaire : continuité d’activité, retour sur investissement, protection d’un actif stratégique. Enfermés dans le monde autoréférentiel du marché, leur jugement moral s’est trouvé neutralisé. Quarante ans de gouvernance par les indicateurs auront suffi à discipliner les esprits. Hannah Arendt l’avait vu : « de tels actes peuvent être commis dans un cadre où la conscience ne joue plus aucun rôle ».
Au fond, l’affaire Lafarge nous place devant une question brûlante : qui est responsable lorsque le marché devient la seule boussole morale ? Si l’on peut convertir un crime en coût, si l’on peut financer le terrorisme au nom de la rationalité économique, si « la logique du marché » peut suspendre le jugement moral, alors ce n’est plus seulement Lafarge qui est en procès. C’est le système entier. Un système qui nous habitue à penser, évaluer et décider comme une entreprise en compétition permanente. Un système où le mal peut se frayer un chemin non pas par la haine ou la violence, mais par la simple application d’un automatisme : le calcul coût-bénéfice.
Les choix de Lafarge étaient abjects. Mais les hommes qui les ont permis étaient, eux, tout à fait ordinaires. Banalement normaux. De simples gestionnaires. Hannah Arendt nous avait prévenus : la banalité du mal n’est pas un accident, mais une possibilité permanente des sociétés qui renoncent à penser.
Le procès Lafarge nous rappelle qu’il est temps de nous affranchir du dogme néolibéral et de réapprendre à penser par nous-mêmes.