Billet de blog 2 janv. 2023

f LECHEVRETEL
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1973 : Chute libre

En 1973, je débute dans l’Éducation Nationale. Je découvre, à mes dépens, à quel point l'institution est brutale, maltraitante. Il en est résulté pour moi une sérieuse dépression nerveuse. 50 ans après, il m'apparait que l’Éducation Nationale a généralisé les cas de maltraitance à l'égard des enseignants.

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1973 : CHUTE LIBRE

 « Ah ! Enfin, le rectorat m'envoie quelqu'un pour enseigner l'anglais. Il était temps, la rentrée est dans trois jours. » C'est par ces mots que m'accueille le principal du collège où je viens d'être affectée pour mon premier poste. Pourquoi l’anglais ? Il doit faire erreur sur la discipline d'enseignement.

 — Je ne viens pas enseigner l'anglais, mais le français.

— Que je sache, vous n'êtes pas titulaire, mais auxiliaire ! Moi, c'est un poste d'anglais que j'ai à pourvoir.

— Mais... j'ai une licence et une maîtrise de Lettres Modernes.

— Je vous arrête tout de suite ! Ici, les diplômes universitaires sont superflus. Moi, je suis instituteur. En collège, c'est bien suffisant. J'ai enseigné toutes les matières, l'anglais excepté, sans être passé par l'université.

— Je ne suis pas préparée pour enseigner cette matière.

— Vous apprendrez sur le tas. Moi, il me faut des enseignants à mettre en face des élèves. Vous enseignerez donc l'anglais devant cinq classes : deux sixièmes de transition, deux cinquièmes de transition et une sixième normale. Pour vous faire plaisir, je veux bien vous donner une classe de troisième en Français.

— Six classes ! C'est plus qu'un temps complet...

— Je suis obligé de vous mettre des heures supplémentaires, aucun professeur titulaire n'en veut ! Si vous les acceptez, je vous arrangerai un emploi du temps correct. Si vous les refusez, ne venez pas vous plaindre, c'est donnant-donnant. Puis il ajoute, lorgnant avec insistance la robe d'été que je porte sans ceinture : Et en plus, vous êtes enceinte ! Vous n'allez pas faire l'année.

— Je ne suis pas enceinte.

— J'aime mieux ça ! Chaque fois qu'il me tombe un congé de maternité, il faut que je ferraille avec le rectorat pour obtenir un remplaçant. »

          Je quitte son bureau, atterrée. Il en parle à son aise des diplômes universitaires ! Les miens ne me sont pas tombés du ciel. J'ai travaillé pour les obtenir, j'y ai mis de l'énergie et de la conviction. Pendant mes années d'études, j'ai enchaîné les petits boulots, ne comptant que sur mes propres forces.

Je pourrais ne pas l’accepter, ce poste... Mais le rectorat m'a prévenue, en cas de refus, on ne me proposera rien d'autre.  Est-ce que j'ai le choix ? J'ai eu la chance de faire des études, maintenant il est grand temps de gagner ma vie pour de bon.

          Je prends mon poste le jour de la rentrée. Je n'ai aucune formation pédagogique, ma connaissance de l'anglais est scolaire tout autant que livresque et je culpabilise chaque jour de mal l’enseigner. Le collège est situé aux confins de l'académie, loin de Caen où j’habite. Je fais donc un aller-retour quotidien au volant de ma 4L hors d'âge. Mon emploi du temps est bourré à craquer puisque j'assure vingt-trois heures d'enseignement hebdomadaires au lieu de dix-huit. Si j'ajoute mes trois heures de transport par jour, les préparations de cours et les corrections, je n'ai pas le temps de souffler. Pas même le week-end.

          Mais le travail ne me fait pas peur, les kilomètres non plus. Ce n'est pas un poste facile, certes, mais j'y arriverai, j'en suis sûre ! Je sympathise avec les autres maîtres-auxiliaires qui, en ce début des années soixante-dix, sortent comme moi de l'université. Le petit groupe que nous formons est fraîchement accueilli et vite catalogués « allumés de 68 » par les enseignants en poste dans l’établissement. Ils ont le même profil que le principal et nos diplômes les agacent, même si nous n’y faisons jamais allusion. Circonstance aggravante, voilà que nous parlons de révolutionner l'enseignement !

          Je compense au mieux mon absence de formation mais chaque heure d’anglais est une épreuve, je me sens lâchée dans la fosse aux lions. Les sixièmes et cinquièmes de transition ne veulent pas faire d'anglais et chahutent systématiquement la jeune enseignante à qui personne n'a appris à gérer une classe. La situation m’apparaît pour ce qu’elle est : absurde.

Heureusement, j'ai une classe de troisième en français, la matière où je me sens compétente. Avec ces élèves-là, le courant est tout de suite passé. Face à leur désir de savoir et de comprendre, mon travail prend tout son sens ; en leur compagnie, je retrouve énergie et optimisme. Avec une classe aussi intéressante, je réussirai à tenir jusqu’à la fin de l’année scolaire, cela ne fait aucun doute.

         L’année 1973 commence mal, j’ai des migraines à répétition et des douleurs dorsales lancinantes. En février, je vais voir un gastro-entérologue, je souffre de maux de ventre et je vomis tous les matins. Le spécialiste m’examine et déclare que je n'ai strictement rien, mais rien de rien... J'éclate en sanglots. Si ! J'ai forcément quelque chose, je ne peux plus rien manger, j'ai déjà perdu cinq kilos ! Et sans transition j'évoque mes débuts dans l'Éducation Nationale. Conclusion du médecin : « Vous faites une dépression nerveuse et ceci n'est pas de ma compétence ». Je sors, encore plus nauséeuse, les jambes tremblantes.

Le monde vient de s’écrouler autour de moi, ces deux mots, « dépression nerveuse » me sont insupportables. Pas ça ! N'importe quelle maladie mais pas une dépression ! Rien ne pouvait m'arriver de pire. Mon malaise est tel que je m'effondre sur le perron du cabinet médical. Il me semble que je tombe en une chute sans fin dans je ne sais quel précipice. Pendant combien de temps suis-je restée là, à pleurer sans même voir les passants ?

L’angoisse m’envahit, implacable. C’est une force brutale qui m’empoigne l’estomac et enserre ma gorge. Jamais je n'ai éprouvé pareille douleur. Elle rend pénible chacun de mes mouvements. Pour remonter dans ma voiture et rentrer chez moi, j’ai l’impression qu’il va me falloir déplacer des montagnes.

          Je me rends ensuite chez le médecin généraliste. Mon état ne le surprend pas, il me l'avait bien dit que ce travail était trop lourd, trop loin, trop stressant, mais je n’avais pas voulu l’entendre. Il en a déjà vu beaucoup des enseignants surmenés… Il me signe un arrêt de maladie d'un mois et me prescrit des antidépresseurs. Je quitte le cabinet, toujours pleurant. Je ne sais plus rien faire d'autre que pleurer. 

          Ce long arrêt de travail m'accable. C'est donc si grave qu'il me faudra tout ce temps pour récupérer ? Moi qui ne suis jamais malade... Sur le plan matériel, je vais me débrouiller comment ? Je suis auxiliaire et, dès que j'aurai produit ce document, le rectorat cessera de me verser mon salaire. Avec quoi je vais payer mon loyer ? Et les mensualités de ma nouvelle 4L achetée pour remplacer la précédente qui m'a lâchée un mois après la rentrée ? Fille d'artisan sans couverture sociale, j'avais oublié l'existence des droits du salarié. J'avais trop vu mes parents dans l'incapacité de payer leurs frais de santé pour me souvenir que j'avais droit à quelques aides.

Je me sens perdue, de quelque côté que je me tourne, je ne vois que des impasses. J'ai le sentiment de faire naufrage, de couler à pic. Les choses autour de moi deviennent toutes plus menaçantes les unes que les autres. La panique m’habite en continu. Je ne maîtrise plus rien, pas même les plus infimes détails du quotidien. Je suis incapable de lire, de faire des courses, de participer à une conversation. 

         Je me claquemure dans mon appartement, je ne veux voir personne. Les nausées sont devenues mon lot quotidien et je n’arrive plus à manger. Ni à dormir. Je flotte dans mes vêtements ; bientôt, je passe sous la barre des quarante-cinq kilos. Quelque chose d'inconnu jusqu'alors me rend la vie encore plus douloureuse : le temps semble s'être épaissi. Immobile, il ne s'écoule plus. Les aiguilles de ma montre n'avancent pas et les journées durent un siècle.

Un mois s'écoule dans ces conditions. Je retourne chez le médecin qui me juge inapte à la reprise d'activité et prolonge mon arrêt de travail d'un mois. 

         Après deux mois d’absence — pendant lesquels j'ai été remplacée — je retourne au collège où je terminerai l’année scolaire, toujours aux prises avec un désarroi intérieur que je cache de mon mieux. Mes élèves de troisième me trouvent méconnaissable. Pire, pendant certains cours, les nausées me reprennent et m'obligent à sortir de classe. Ils me regardent entrer et sortir, silencieux, le regard consterné, ne sachant que faire pour me venir en aide.

          En mai, je passe le CAPES, malade et sans avoir eu le temps de le préparer. J'échoue, bien entendu. Je tiens péniblement jusqu’aux vacances d’été dans une tristesse sans fond. J'ai perdu toute confiance en mes possibilités, toute estime de moi-même. Et pour longtemps.

Il me faudra des années pour sortir de ce marasme, repasser les concours de l’Éducation nationale pour, enfin, les réussir.                                                                                                                                                                   

                                                                                                                                                           Francine Gautier-Lechevretel

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