L’été 1973 j’ai eu mon bac et 18 ans. J’avais été élevée dans l’idée que si je travaillais bien je ferais ce que je voudrais. Ce qui me frappe beaucoup aujourd’hui est qu’à aucun moment l’idée du métier n’a effleuré personne, il fallait juste faire des études. Ce n’était pourtant pas l’argent qui étouffait la famille ! Ces études ont été faites dans la misère : rien à manger, des chambres pourries avec juste de l’eau froide et un gaz.
Moi j’étais littéraire, j’ai fait littéraire, en hypokhâgne à Marseille, ma chambre était dans le quartier des putes, au rez-de-chaussée, j’entendais les talons qui entraient et sortaient. Dans les toilettes dans le couloir il y avait des cafards bien gras et dans le couloir un client ou un mac, l’horreur totale. Il ne fallait pas aller pisser. Dans la chambre, je me tapais du thème latin, ce n’était pas vraiment ma tasse de thé non plus, mais il fallait y arriver. J’allais passer les IPES [1]et tout irait très bien, juste 2 ans à tenir. Ne pas avoir les IPES n’était pas une option, d’ailleurs j’étais dans la meilleure khâgne de la région.
Devant le lycée on vendait Libération à la criée. Mes camarades étaient pour beaucoup issus comme moi de milieux semi-populaires. Les plus riches organisaient les fêtes.
Avec ma copine Jacqueline on buvait des bébés-roses : du lait au sirop de fraise. Un jour on l’a eu blanc, à cause de l’interdiction des colorants. Ça n’avait pas de goût. En faisant les courses, tout le monde regardait les E, les colorants et autres poisons, on ne mangeait pas souvent de la viande, c’était bien trop cher, même à la maison. Du pâté en entrée, mais trouver du pâté sans E, c’était compliqué.
On nous disait qu’il n’y aurait plus de pétrole. C’était une idée un peu compliquée à gérer, mais pas non plus catastrophique. On ferait l’amour à la bougie et on chanterait au lieu d’écouter des disques, à la guitare. Rien d’affreux. De toute façon on avait une voiture pour cinq, un luxe, on s’en passerait, c’est tout. Les autres n’avaient pas le permis.
VGE a pris la place de Pompidou on s’est bien moqués de lui.
En 1975 j’ai passé les IPES, tout s’est très bien passé, il y avait presque autant de postes (dans les 35) que d’élèves susceptibles de l’avoir. En attendant les résultats je suis partie à Grenoble chez mes cousines (il n’y avait que des filles dans cette famille).
Il a fallu retourner à Aix pour recommencer la dissertation : par distraction un professeur avait donné le sujet en entrainement à ses élèves. J’étais d’une humeur massacrante, de mauvaise volonté, fermée, en révolte, pas en état, une catastrophe. Entre cette épreuve et les résultats, le nombre de postes a été réduit d’un tiers. Je me suis retrouvée 3ème sur liste d’attente, j’ai cru mourir, comme on meurt à 20 ans pour ce genre d’histoires, le projet de sa vie.
J’ai brutalement compris, dans ma chair, ma vie, mon souffle, ce que signifiait la crise pétrolière, comme on l’appelait. On m’avait dit que je ferais ce que je voudrais et ce ne serait pas le cas.
Les IPES ont été supprimés dans la foulée, les postes au CAPES et à l’Agrégation réduits à la portion congrue : environ une chance sur 100. J’ai commencé deux fois à préparer et au bout de trois mois j’ai laissé tomber, que diantre, j’avais 16, moi, pas 19. Je gardais une vieille dame la nuit, j’allais à la fac le jour, un peu de ci, un peu de ça, Qu’allais-je faire de ma vie ?
On était une génération pleine d’entrain – on était la génération post-68, la vie était belle - mais la branche a été coupée, et on nous a appelés la génération sacrifiée, on l’a appris beaucoup plus tard, avec un peu de surprise et de peine pour nous-mêmes.
En bref, côté travail, ça n’a pas marché très fort. En revanche en termes d’enrichissement personnel, ça s’est très bien passé. Dépénalisation de l’homosexualité, de l’IVG, contraception, débats divers et variés, vies sexuelles et sentimentales riches, politisation de tout et de rien, poésie, peinture, musique, communautés, colocations, la vie était passionnante. Les loyers n’étaient pas très chers et on pouvait vivre de pas grand-chose, on vivait de petits boulots, mais qu’il ne fallait surtout pas perdre et le pas grand-chose on le comptait avec soin.
Ah, ce choc pétrolier ! En plus, personne ne s’en souvient, de ce truc. Les gens pensent que les seventies c’était la liberté ET le fric. N’importe quoi, faut lire, un peu. Je n’arrive pas à croire que je sois si vieille qu’on ne se souvienne plus de ma vie.
[1] En France, un institut de préparation aux enseignements de second degré (en abrégé IPES) rassemblait, au sein d'une faculté des sciences ou des lettres, des élèves-professeurs rémunérés, généralement durant 3 ans, en vue de l'acquisition des titres habilitant à l'enseignement dans les lycées, les collèges classiques et moderne, les écoles normales primaires, les écoles nationales professionnelles et les collèges techniques1. (Wikipédia)