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A l'heure suisse

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Billet de blog 6 février 2009

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Suisse: la tentation du repli (1/2)

 « Et, dès le soir, l’obscurcissement. Rideaux clos, volets fermés, toutes sources de lumière éteintes. Mais qui obscurcit quoi ?Jacques Chessex, Un Juif pour l’exemple.

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« Et, dès le soir, l’obscurcissement. Rideaux clos, volets fermés, toutes sources de lumière éteintes. Mais qui obscurcit quoi ?

Jacques Chessex, Un Juif pour l’exemple.

“Acceptez-vous l’arrêté fédéral du 13 juin 2008 portant approbation de la reconduction de l’accord entre la Suisse et la Communauté européenne et ses Etats membres sur la libre circulation des personnes, ainsi qu’approbation et mise en œuvre du protocole visant à étendre l’accord sur la libre circulation à la Bulgarie et à la Roumanie?”

Le peuple suisse devra répondre par ‘Oui’ ou par ‘Non’ à cette double question le 8 février 2009. Deux questions qui, de fait, ne pouvaient pas être séparées selon le Conseil fédéral:

“Le Parlement a décidé de rassembler, en un seul arrêté fédéral, la reconduction de l’accord et son extension à la Bulgarie et à la Roumanie (…) par le fait qu’en réalité, il n’est pas possible de bénéficier de la libre circulation si on ne l’applique pas à tous les États membres de l’UE. L’UE n’accepterait pas un traitement discriminatoire envers deux de ses membres, tout comme la Suisse refuserait de voir certains de ses cantons discriminés. En réalité, il n’existe pas de possibilité de reconduire l’accord sans l’étendre simultanément à la Bulgarie et à la Roumanie.”

Ce vote risque d’être celui de la grande confusion.

De multiples facteurs viennent en effet compliquer le choix des électeurs. Les craintes inspirées par la crise économique, d’une part, entérinent et étendent un sentiment de méfiance envers l’étranger. Les thèmes de l’UDC ne séduisent plus seulement l’électorat traditionnel du parti populiste. La crise économique, encore elle, favorise d’autre part la stigmatisation du libre-échange : « nous sommes les marionnettes d’un système cynique qui exploite les travailleurs » affirment certains groupes de gauche, et, à ce titre, leur repli devant une Europe vampirisante semble justifié.

http://www.tdg.ch/videos-sons/comite-gauche-appelle-voter-8-fevrier

Fait relativement neuf, ce ne sont pas tant les Roumains ou les Bulgares qui attisent la colère des Suisses, mais les frontaliers, qu’ils soient Français, Allemands ou Italiens. http://www.24heures.ch/actu/suisse/geneve-basculait-camp-neinsager-2009-02-04

La violence des propos et des sentiments s’est exacerbée alors que l’échéance se rapproche. http://www.letemps.ch/Page/Uuid/33a400cc-f306-11dd-8aad-a3adb41a0cc2/La_campagne_de_lUDC_dérape

Coincés entre désinformation et propagande, et alors que le président de la Confédération est apparu très en retrait sur le sujet des bilatérales, les électeurs tendent à choisir la position du repli et de la défense, en un réflexe atavique.

Antoine Chollet, politologue neuchâtelois, chercheur à l’Institut d’études politiques de Paris, livre ici son point de vue sur le concept de ‘Nation suisse’ et rappelle la position ambiguë de cette dernière envers l’Europe. Un peu d’histoire donc, afin de garder la tête froide devant la montée des peurs irrationnelles et le rejet systématique de l’étranger.

Un autre entretien -avec Jacques Levy, professeur ordinaire de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne- fera suite à celui-ci.

SD : Avant de parler de la position de la Suisse vis-à-vis de l'Europe -la Suisse fut par exemple membre de l'AELE, puis a intégré l'espace Schengen en 2005-, il me semble important de revenir sur l'idée de ‘Nation suisse’. Sur quoi se fonde-t-elle ? Qu'est-ce qui fait son originalité ?

Antoine Chollet: J'avais essayé de montrer dans un livre publié en 2006, La Suisse, nation fêlée, que l'idée de nation suisse faisait problème pour une raison particulière. Pour faire court, il manque à la Suisse la plupart des attributs habituels des nations (un peuple, un territoire, une histoire commune, etc.), en ajoutant qu'ils sont tous perçus comme artificiels par les Suisses eux-mêmes, mais en même temps et paradoxalement, il existe depuis plus de deux siècles un mouvement nationaliste suisse -son dernier avatar étant bien sûr l'UDC de ces quinze dernières années. Il est erroné, comme le font nombre d'auteurs, de rabattre l'idée nationale sur les cantons, tout d'abord parce qu'il y a des situations très différentes parmi eux, et ensuite parce que les cantons, eux non plus, ne présentent pas vraiment l'aspect de nations. C'est la raison pour laquelle je mettais en avant cette idée de "nation fêlée", qui cherchait à rendre compte de cette nation qui se sait ne pas en être tout à fait une, mais qui, parfois, agit comme si elle en était une. J'ajoute que, pour que le concept ait un sens, il faut évidemment indiquer que cette fêlure est particulièrement visible, presque explicite, en Suisse (car toutes les nations sont fêlées, à des degrés divers, elles reposent toutes sur des représentations imaginaires).

SD : Quelles ont été, historiquement, les positions de la Suisse vis-à-vis de l'Europe ? Ces positions découlent-elles de la peur, par exemple, d'être phagocyté ?

Antoine Chollet: La politique de la Suisse à l'égard de la CEE, puis de l'UE a toujours été celle d'une méfiance politique doublée d'une inquiétude économique et commerciale. Toute organisation supranationale est par principe redoutée à cause de ses effets potentiels de limitation de la souveraineté de la Suisse (que l'on songe à l'adhésion à l'ONU en 2002 seulement). La CEE, dont le projet politique est dès le départ très ambitieux, tombait sous le coup de cette méfiance. Mais comme il était tout aussi évident qu'elle représenterait une force économique absolument incontournable pour la Suisse, cette dernière réagit en appuyant les efforts de la Grande-Bretagne pour créer cette contre-alliance qu’était l'AELE (celle-ci perdit ensuite de sa substance en 1972 avec l'adhésion de la Grande-Bretagne elle-même à la CEE). Ce double jeu se poursuit encore aujourd'hui, et le processus des bilatérales n'en est que la dernière version en date. S'il est évident que les questions connexes de souveraineté et de neutralité sont intimement liées à l'idée nationale en Suisse (dans leur version actuelle, essentiellement depuis la Seconde Guerre mondiale), on ne peut comprendre ce rapport de distance et de rattachement selon ce seul critère. Il informe le versant politique, mais celui-ci est puissamment contrebalancé par les questions économiques, toujours prépondérantes en Suisse, quoi qu'il arrive.

SD: Les Accords bilatéraux, dont l'Accord sur la libre circulation des personnes, ont été acceptés par 67,2% de la population en 2000. Son extension à 10 nouveaux Etats membres de l'UE (Estonie, Hongrie,Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Chypre) par 56% en 2005. Comment expliquer aujourd'hui ce raidissement de la population face à son extension à deux pays supplémentaires ? Est-ce dû, par exemple, à la situation de crise économique, qui avait, après 1929, favorisé la montée des totalitarismes ?

Antoine Chollet : Il semble assez clair, au vu de la campagne actuelle et des réactions à cette dernière, que l'argument principal au sujet des accords bilatéraux ne concerne pas l'extension de ceux-ci à la Roumanie et à la Bulgarie, mais bien le climat de peur lié à l'état de l'économie et les tensions très réelles sur le marché du travail. Ainsi, ce sont (comme cela avait déjà été le cas lors de l’extension aux dix nouveaux membres de l'UE en 2005) davantage les frontaliers français ou allemands qui sont visés par la campagne du "non" que d'éventuels travailleurs roumains ou bulgares. La peur de la concurrence sur les salaires, et le mauvais climat économique expliquent cette focalisation. Dans ce contexte, les arguments du patronat concernant la croissance sonnent particulièrement faux, et l'idéal européen ne parvient plus à mobiliser (s'il l'a jamais fait en Suisse) les indécis.

SD : La Suisse est le pays d’Europe qui comporte proportionnellement le plus grand nombre d’étrangers: plus de 20% de la population (plus de 40% dans le canton de Genève). Leur présence, qui, à de rares exceptions près, n'est pas problématique, rejaillit très positivement sur l'économie comme le prouvent tous les indicateurs. La Suisse, d’une part, durci régulièrement sa politique de l'asile. Dans le même temps, la ministre de l'économie Doris Leuthard encourage ses partenaires du WEF à se positionner contre la fermeture des marchés et contre de nouvelles mesures de protection. La Suisse fait de l'oeil à la Chine et s'apprête à signer un accord de libre échange avec le Japon. Ce discours paradoxal et opportuniste du gouvernement n'explique-t-il pas la méfiance d'une grande partie de la population à son égard ?

Antoine Chollet: S'agissant de la question des "étrangers", il est toujours dangereux de ne pas suffisamment distinguer. La question de l'asile, dans laquelle la Suisse se singularise par l'une des politiques les plus répressives du continent, n'a strictement rien à voir avec l'extension des accords bilatéraux (la stigmatisation du frontalier français ou allemand ne joue pas sur les mêmes arguments que celle du requérant d'asile africain ou ex-yougoslave). L'ouverture économique aux étrangers est une vieille tradition helvétique (que l'on songe à l'ancien statut de saisonnier), et la politique actuelle du gouvernement continue dans le même sens. Cependant, il n'est pas tout à fait équivalent d'ouvrir les frontières pour des travailleurs étrangers lorsque la conjoncture est bonne et que l'agriculture, l'industrie et les services manquent de main d'oeuvre, ou lorsque les Suisses (spécialement dans les centres urbains) font l'expérience du chômage, certes modéré en regard des autres pays européens mais tout de même élevé dans un pays habitué au plein emploi.

Enfin, l'ouverture des frontières aux marchandises - le libre échange dans son sens le plus strict - est là aussi une politique traditionnelle de la Suisse (y compris avec des régimes, disons, suspects sur le plan des droits de l'homme: par exemple l'Afrique du Sud du temps de l'apartheid). Cela ne doit pas étonner de la part d'un pays traditionnellement exportateur, notamment de biens manufacturés. Cependant, libre échange ne signifie pas libre circulation des personnes, les deux politiques doivent donc être distinguées.

SD: L’UDC cristallise les peurs et rassemble la majeure partie des partisans de la fermeture. Comment expliquer le succès de ce parti ?

Antoine Chollet : La question est vaste, et complexe. Pour se concentrer sur le vote du 8 février, il faut remarquer que l'UDC est le seul parti significatif ouvertement anti-européen. Ni la gauche, ni la droite traditionnelle ne se sont clairement positionnées contre l'adhésion ou le rapprochement avec l'UE ces vingt dernières années. L'UDC occupe donc un créneau politique exclusif sur la question, ce qui explique ses quelques succès. Cela ne signifie pas pour autant que tous les anti-européens votent pour l'UDC, ni d'ailleurs que tous les votants, adhérents ou élus de l'UDC soient anti-européens. Le système suisse a cette particularité de dissocier très fortement processus électoral et référendaire, et il n'est pas rare ainsi de voir triompher en référendum un parti minoritaire au parlement.

SD: Certains évoquent une adhésion d'office de la Suisse à l'UE en cas de victoire du 'non' le 8 février. Qu'en pensez-vous ? Quels sont les autres scénarios possibles ?

Antoine Chollet: La Suisse est très loin d'une adhésion, et j'ai même l'impression qu'elle s'en éloigne au fil des ans. Le processus pourrait se retourner, mais ce n’est pas ce que l’on peut observer. Le moment-clé sur ce point est bien sûr le refus de l'adhésion à l'EEE en 1992 - importance comprise par tous puisque la participation avait alors frôlé les 80%, ce qui est exceptionnel. Si le oui avait passé, la Suisse serait sans doute membre de l’UE (ou quasi-membre, comme le sont la Grande-Bretagne ou le Danemark) aujourd’hui.

En cas de "non" le 8 février, de nouvelles négociations s'engageraient avec l'UE, sans doute plus dures que celles qui ont conduit aux accords actuels. S'il est impossible de prévoir quel sera le contenu exact de ce qui en sortirait, il est en revanche certain que les négociations entre la Suisse et l'UE ne s'arrêteront pas, cela n'aurait de toute manière aucun sens. Ce qu'il faut cependant relever, c'est que, en cas de "non", le Conseil fédéral (du fait de la fusion des deux questions le 8 février) ne saura pas s'il doit corriger le tir sur les accords eux-mêmes, ou sur les dispositions spécifiques visant la Roumanie et la Bulgarie. On comprend bien la logique politique derrière l'unification des deux questions, mais elle rendra sans doute la tâche des futurs négociateurs plus difficile en cas de "non".

Quelques liens utiles pour prolonger :

http://archives.tdg.ch/TG/TG/-/article-2006-08-1116/quels-cris-n-avons-nous-pas-pousse-au-soir-de-cette-defaite

http://www.cci-valais.ch/template/fs/CVCI_Bilan_AB_2008.pdf

http://www.ge.ch/votations-elections/doc/08-02-09-prises-de-position.pdf

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/03c4d4f2-cd14-11dd-b87c-1c3fffea55dc/La_libre_circulation_en_question

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