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A l'heure suisse

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Billet de blog 7 février 2009

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Suisse: la tentation du repli (2/2)

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Deuxième volet de notre dossier consacré aux votations du 8 février, l’entretien suivant a été réalisé avec Jacques Lévy, professeur de géographie, d’urbanisme et d’aménagement à l’EPFL. Il s’intéresse en particulier à la géographie du politique. Le dernier ouvrage collectif qu’il a dirigé est intitulé L’invention du monde. Il est paru en 2008 aux Presses de Sciences Po.

SD : Quel est votre sentiment sur « la campagne des bilatérales » qui a pris un tour assez inattendu comme le souligne l’éditorial du Temps de ce matin (http://www.letemps.ch/Page/Uuid/367f32b6-f497-11dd-9527-a1a339838d62/Une_votation_qui_a_changé_de_sens ) ?

JL : Je ne sais pas si on peut parler d’une véritable rupture car à chaque fois qu’il y a une votation concernant l’Europe, on sent qu’il y a des éléments affectifs et identitaires qui sont impliqués. Ils donnent une dimension de décalage par rapport au débat purement rationnel. Par exemple, à Genève, le MCG (http://www.mcge.ch/) se focalise sur les frontaliers alors qu’ils ne sont pas directement concernés par la bilatérale : c’est donc bien le rapport de soi au monde qui est posé. Le rapport compliqué au voisin se reproduit à chaque fois, peu importe la question concrète. Ce rapport problématique entre le rationnel, c’est-à-dire la question posée, et la manière dont on y répond n’est guère nouveau.

Ce qui change la donne en revanche, c’est la situation de crise économique mondiale qui renforce la tentation de la xénophobie –cf. la manifestation des employés britanniques dans le Lincolnshire http://www.marianne2.fr/Grande-Bretagne-la-preference-nationale-s-invite-dans-la-crise_a174703.html ou en Italie de façon plus structurelle depuis plus longtemps. Cette xénophobie européenne est classique mais il y a un regain à cause de la conjoncture actuelle.

SD : Que dire de l’identité suisse telle qu’elle s’articule au sein de l’espace européen ?

JL : L’identité suisse c’est de dire que paradoxalement elle n’existe pas… (Un proverbe suisse dit d’ailleurs : « Nous sommes ensemble parce que nous ne nous comprenons pas » ndlr). En réalité, je pense que tous les Suisses se rendent compte qu’il y a une réalité objective de la Suisse et que cette dernière s’affirme de plus en plus au fur et à mesure de la construction européenne. La singularité apparaît d’autant plus, peut-être même excessivement, car la Suisse, comme la Norvège, sont des pays qui sont très largement impliqués dans la construction européenne. Ce sont des « demi-membres ».

D’autre part, la question de la monnaie me semble importante. Jusqu’à maintenant, le Franc suisse s’est bien comporté en cette période de turbulences pendant laquelle plusieurs petites monnaies ont souffert. Ce fait, à mon avis, est un élément très important d’identification nationale. Les Suisses, quand ils sont en Suisse disent que la Suisse n’existe pas, mais quand ils sont à l’étranger, ils se sentent suisses. Toute identité nationale a ses paradoxes discursifs mais cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. L’identité suisse ne se résume pas bien sûr à un sentiment d’appartenance nationale. Les identités locales et régionales –notamment linguistiques- sont essentielles.

Enfin, l’identité européenne des Suisses est également évidente –l’Europe ne résumant pas à l’UE. La Suisse est aussi la Mitteleuropa, un morceau d’Europe extrêmement relié à tous les autres. Mais si l’on revient à l’UE, les Suisses tendent à sous-estimer le rôle qu’ils pourraient jouer, s’arrêtant sur le fait qu’ils sont un petit pays. Mais politiquement la Suisse ressemble à l’Europe, c’est une Confédération à tendance fédérale, comme l’UE. La Suisse sait donc gérer cet objet un peu bizarre qu’est l’UE, qui perturbe les pays habitués à la seule échelle de l’état nation. La Suisse n’aurait aucun mal à tirer son épingle du jeu. Elle réussit déjà très bien dans les programmes de recherche européens par exemple et son mutilinguisme – l’Anglais, outre l’Allemand, le Français et l’Italien est aussi très présent en Suisse- est ici un atout.

SD : On note de la part du peuple suisse une crainte de voir sa spécificité gommée par l’Europe–l’attachement à la démocratie directe, par exemple, est très fort.

JL: Ces craintes sont injustifiées. L’Union européenne n’intervient pas sur la structure politique interne.

Le problème réside plus dans la symbolique. Dans les domaines où il y a un véritable impact de l’UE -normes, commerce, marché intérieur- les changements sont déjà existants.

SD : Quelles sont les perspectives en cas de victoire du ‘Non’ ?

JL : Le débat reste très ouvert. La guillotine n’existe plus (sourire). Toutefois, cela ne veut pas dire que tout se passerait aisément. Nous sommes dans une phase de crispation : l’UE ne manifesterait pas de bienveillance particulière vis-à-vis de la Suisse, et, par ailleurs, la Suisse a une mauvaise image –considérée comme un paradis fiscal, mauvaise presse du secret bancaire- et ces questions –l’assainissement des finances mondiales- se trouvent sur le devant de la scène. Il y aurait forcément un accord au bout tu tunnel mais les choses pourraient mal se passer pour la Suisse.

SD : La tentation du repli ne touche pas seulement la Suisse. Faut-il s’en inquiéter ?

L’histoire de la mondialisation est très longue. Je la fais remonter à la migration de l’homo sapiens hors d’Afrique il y a 100 000 ans. C’est donc un processus qui ne va pas s’arrêter du jour au lendemain. Il y a un moment particulièrement intéressant et inquiétant dans de processus, c’est l’entre deux guerres, un moment qui commence en réalité avec la guerre Franco-Prussienne de 1870 pendant laquelle on assiste à la véritable émergence des états nations. Ce moment se poursuit avec la première guerre mondiale puis se cristallise avec le repli national très fort qui a caractérisé les années 30. Les citoyens d’aujourd’hui doivent avoir en ligne de mire la possible répétition de ce phénomène là. Toutefois, il y a beaucoup de raisons qui font penser que cela ne va pas se produire, car les forces favorables aux échanges se sont tout de même considérablement étoffées. Obama vient d’ailleurs de faire marche arrière sur ce plan là :(http://www.lemonde.fr/la-crise-financiere/article/2009/02/04/barack-obama-le-protectionnisme-sur-l-acier-serait-une-erreur_1150536_1101386.html ).

Il y a une tentation protectionniste mais je ne pense pas qu’elle prendra beaucoup d’ampleur.

Liens supplémentaires :

Biographie de Jacques Lévy : http://personnes.epfl.ch/jacques.levy

Le dernier ouvrage de Jacques lévy : http://www.pressesdesciencespo.fr/livre/?GCOI=27246100031430

Site de la revue de sciences humaines et sociales"EspacesTemps", dont il est le coordonnateur: http://www.espacestemps.net/

Premier volet du dossier : http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/edition/a-l-heure-suisse/article/060209/suisse-la-tentation-du-repli-12

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