Le 8 décembre 2008, la TSR diffusait pour la première fois le documentaire de Danielle Jaeggi, À l’ombre de la montagne magique.
Il sera rediffusé sur Arte dimanche 25 janvier à 23h15.
Davos, 1931. A travers une approche feutrée, presque onirique, la réalisatrice d’origine suisse établie à Paris, Danielle Jaeggi, nous ouvre la porte des sanatoriums nichés au cœur de la Suisse alémanique. Le récit d’une quête intime –celle d’un père qu’elle a trop peu connu à cause de ses séjours répétés et prolongés dans ces étranges institutions hors du temps dépeintes par Thomas Mann- rejoint très vite la trame historique d’une époque hantée par la montée du nazisme. La blancheur du lait, la pureté de l’air raréfié des sommets, font de la Suisse « la succursale du paradis » : un véritable pays de cocagne.
L’aryanisme s’approprie ces symboles et à partir de 1934 « l’air devient irrespirable. » Les sanatoriums sont dirigés depuis Berlin, et la Suisse, malgré sa « neutralité séculaire », s’accommode trop facilement de cette situation. Elle soutient même de façon disproportionnée l’effort de guerre allemand en exportant les ¾ de sa production d’aluminium vers le IIIe Reich.
En nous faisant découvrir la correspondance échangée entre son père qui refuse de rester passif -témoin lucide et écœuré de l’ambiance des sanatoriums- et sa mère, restée à Lausanne et menacée d’expulsion, Danielle Jaeggi permet une approche inédite de cette période troublée de l’histoire suisse. Entretien.
Quel fut votre parcours cinématographique et artistique avant la réalisation, en 2008, du documentaire A l'ombre de la montagne ?
J’ai réalisé des fictions comme Pano ne passera pas, La fille de Prague (en 1977, sélectionné à Perspectives du cinéma français au festival de Cannes, à Montréal, Edimbourg, Lisbonne, Soleure, Salonique ndlr)- et des documentaires (sur l’art en particulier ndlr). Suite à des études secondaires à Genève, je suis venue à Paris étudier le cinéma à l’IDHEC.
Aviez-vous déjà ainsi mêlé l'intime et l'Histoire ?
J’ai déjà réalisé A la recherche de Vera Bardos, un film sur ma tante -que je n’ai pas connue- assassinée par les nazis. Morte en camp de concentration à Bergen Belsen.
Pourquoi avoir privilégié cette approche ?
Cette approche me permet de confronter l’Histoire dite par les historiens aux analyses et sentiments de celles ou ceux qui vivent cette Histoire.
La réalisation de A l'ombre de la montagne a-t-elle changé votre vision de la Suisse ?
Elle m’a permis d’en savoir plus sur le passeport J et sur ce qui s’est passé à Davos pendant la guerre, ce que j’ignorais. Mes parents ne m’en ont jamais parlé.
"Le goût du secret" est un cliché qui nourrit beaucoup de fantasmes concernant la Suisse. Cela vous a-t-il été difficile d'obtenir des témoignages ou d'accéder à certaines archives ?
En Suisse, pays démocratique, qui cherche des informations les trouve. Ce que j’ai ressenti c’est une volonté très répandue de ne pas choquer, de ne pas déranger, ce qui peut constituer un frein à la recherche d’informations (les historiens que j’ai rencontrés m’ont beaucoup aidée et étaient très ouverts)
Y a-t-il encore des sujets tabous en Suisse ? Il y a quelques jours, on débattait de la réhabilitation de 800 Suisses condamnés pour avoir combattu le franquisme en Espagne dans les années 30... (http://www.24heures.ch/actu/suisse/conseil-national-rehabilitation-brigadistes-suisses-2008-12-02)
Ne vivant pas en Suisse, je ne le sais pas. Mon père a fait partie des brigades internationales en tant que tout jeune médecin à Barcelone. J’aimerais réaliser un film sur son parcours et ses silences.
J’ai voulu prolonger cet entretien en livrant les réflexions de Pierre-Alain Bezat, archéologue et ethnologue de formation, et archiviste de la ville de Monthey. (VS)
La Suisse a-t-elle abordé les questions délicates de son passé avec suffisamment de franchise ?
Je répondrais oui, si l’on tient compte d’une bonne part des historiens, spécialistes de cette époque (par exemple H.-U. Jost) qui ont accompli un travail sérieux et très critique sur l’image que l’histoire suisse se plaisait à donner de cette époque. Mais il est vrai que dans l’ensemble le processus a mis du temps avant d’arriver à maturation. Il reste encore à défricher et à élaguer les nombreux stéréotypes et autres poncifs véhiculés de nos jours encore sur cette période. « Tous les cadavres n’ont pas encore été retirés des tiroirs de l’Histoire dans lesquels ils reposent ! »
Ne jamais oublier toutefois que l’Histoire n’est qu’un construit qui tend vers l’objectivité sans ne jamais vraiment pouvoir l’atteindre. Le travail doit être sans cesse repris: c’est le mythe de Sisyphe ! L’Histoire ne peut remplacer l’événement, elle n’en est qu’une retranscription. Celle racontée aujourd’hui ne sera pas celle de demain, n’en déplaise à certains esprits chagrins.
Remarquons en ce qui touche l’histoire de ce temps-là que la plupart des pays européens n’ont pas agi d’une manière très différente. A titre d’exemple, on a dû attendre les années 80-90 en France pour que sortent des tiroirs -et soient publiés- les dossiers concernant le sort des internés russes de la Seconde Guerre mondiale. J’intègre au lot les E.-U. où l’on n’attend toujours quelque historique d’ensemble sur la position du pays durant la période allant de 1939 à 1941. Il y a bien quelques études mais elles restent souvent discrètes et à l’usage des spécialistes.
Psychologiquement, on a l’impression -et on remarque- que la reconnaissance d’un phénomène historique demande un certain laps de temps -une cinquantaine d’années (période qui correspond aussi à l’ouverture des fonds d’archives)- ainsi qu’à la disparition de la majeure partie des protagonistes du moment.
Il me vient à l’esprit la remarque de l’écrivain italien, Primo Lévi, qui signalait que, sortis des camps de concentration, les détenus avaient honte d’en parler, honte aussi d’en avoir réchappé par rapport à leurs camarades décédés de manière horrible. Je considère cette attitude comme parfaitement humaine d’ailleurs ; ce qui bien sûr ne justifie rien ! On a la sensation que le sujet doit décanter avant d’être repris et ceci très souvent par la génération suivante !
Le film se focalise sur la Suisse alémanique. Quelle était la situation de la Suisse romande pendant la Deuxième Guerre mondiale ?
Je n’ai malheureusement pas encore vu ce film, ce que je regrette au demeurant. Dès 1935-1936, la Suisse sort, petit à petit, du marasme économique des années 30. Le tourisme reprend de l’essor. Nos montagnes, nos sanatoriums, attirent beaucoup de monde. Certains sont de véritables hôtels et ont été (comme les hôpitaux) conçus avec des étages de première classe et d’autres de seconde classe. Pendant cette période qui va jusque la guerre, ils accueilleront des dignitaires d’à peu près tous les régimes –sauf de l’Union soviétique). On y trouve par exemple, des « dignitaires ou pseudo-dignitaires » allemands, roumains, hongrois aux côtés d’Italiens, de Français, d’Anglais ; en petit nombre il est vrai, mais occupant souvent les meilleures places. Selon quelques éléments et témoignages fragmentaires que je possède, ce qui à juste titre a choqué beaucoup de pensionnaires, ce fut « l’arrogance » non feinte de nombreux « dignitaires » nazis, en vacances dans ces institutions. Un médecin me racontait, entre autres, que ces gens arrivaient bardés d’une panoplie de journaux illustrés de propagande, généreusement distribués aux curistes, ce qui ne plaisait pas nécessairement aux personnels et aux administrateurs de l’établissement.
Au début de l’après-guerre, on connaît parmi d’autres situations de même ordre, l’affaire du « camp de Finhaut » dans la vallée du Trient (Valais). Le journal la « Voix ouvrière » et ses semblables de Suisse allemande dénoncèrent la présence dans ce village (à l’hôtel Beau-Séjour) d’officiers nazis. Laissons la plume à Luc van Dongen (Le refuge des vaincus : Annales valaisannes 2005 pp. 141-160). « Le Conseil fédéral avait répondu que 125 militaires allemands, entrés en Suisse en avril 1945 comme blessés, déserteurs ou combattants en déroute, avaient déjà en partie regagné l’Allemagne et, que parmi ceux qui restaient, il n’y avait plus de membres de la SS ni de criminels de guerre. Les archives montrent cependant que dans ce lot d’internés militaires, deux officiers SS au moins et plusieurs membres de la SA et du NSDAP demeurèrent plus longtemps qu’indiqué. Il faut dire que le dossier était délicat, car le fait de rapatrier les Allemands risquaient d’obliger la Suisse à rapatrier également les internés russes réclamés par Staline, ce que le Département politique fédéral ne voulait pas faire. »
Prolonger:
http://www.aidh.org/Racisme/2e_guerre/index.htm
http://www.unifr.ch/histcont/supports/Bibl%20Hauser%20CH%202GM.pdf