Billet de blog 6 août 2024

Éléonore Sibourg (avatar)

Éléonore Sibourg

autrice, docteure en lettres et prof de français

Abonné·e de Mediapart

H comme Historique

À priori, est historique un événement qui va marquer les mémoires. Or il ne se passe pas une journée sans qu’on n’entende un média qualifier un fait d’historique. Surtout en période de JO. On dirait que la rhétorique médiatique, d’un coup de baguette magique, peut rendre historique n’importe quel événement... Que signifie ce mot au fond ? Et surtout, pourquoi l’emploie-t-on autant ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Voici ce qui m’interroge : un événement historique sort de la norme. Il doit si bien frapper les esprits que l’on est d’emblée persuadé qu’il restera gravé dans l’histoire. En ce sens, la pandémie de covid risque bel et bien de le devenir: extraordinaire par bien des aspects, elle a de plus affecté l’entièreté du globe.

Ok pour le covid. Mais il ne se passe pas un jour sans que les médias d’information nous disent qu’il s’est passé quelque chose d’historique. Or il me semble bien que la surabondance de cet emploi annule précisément la dimension historique des événements censés l’être ! On ne peut se rappeler de tout ! Les usages de ce mot seraient-ils dévoyés ?

Je me suis baladée sur trois sites d’information afin de voir ce qui était qualifié d’« historique ». Que nous raconte la première page des résultats affichée ?  

Un petit échantillon…

Sur Libération, sont historiques en premier lieu les performances d’athlètes français : Léon Marchand, l’équipe de Waterpolo ou les riders de BMX qui ont réalisé un triplé. Ça ne s’était jamais vu auparavant, en France, en tout cas. Apparaissent aussi comme historiques la dégringolade de la Bourse de Tokyo ainsi que la condamnation d’un ancien chef de l’État, en Guinée, à vingt ans de prison ferme pour crimes contre l’humanité[1].

Du côté du Monde, les résultats sont sensiblement les mêmes : large prédominance pour les JO. On compte les médailles mais pas seulement côté français : Katie Ledecky affole les esprits avec son huitième sacre. Est mentionnée également la décision de Joe Biden de se retirer de la course[2]. Course, compétition, on se croirait aux JO… Une histoire de performance ? Ce dernier exemple témoigne en tout cas de l’importance que la diplomatie états-unienne a pour notre pays.

Sur le site du Figaro, les premiers articles affichés ne sont pas forcément les plus récents. Le haut du podium revient au cuivre, « à un plus haut historique ». Les places suivantes sont occupées respectivement par le Nasdaq, le CAC 40 et le Nikkei, dont on souligne le record. Est mentionnée ensuite une réforme de la protection sociale au Maroc puis le consensus historique sur l’existence de Jésus[3]. Un choix de thématiques, on le voit, sensiblement différent.

Que ressort-il de cette recherche sommaire ? Parmi les différents sens que peut recouvrir le mot qui nous intéresse[4], prédomine celui-ci : qui est digne d’être conservé par l’histoire.

Illustration 1
Une du journal L'Équipe du 30 juillet 2024 © L'Équipe

Quelques interrogations

Cela soulève plusieurs questions :

Premièrement et sauf erreur de ma part, chaque jour qui passe apporte son lot de nouveautés. Ce n’est pas parce qu’un chiffre est inédit qu’il devient digne de figurer dans les annales. Qui se rappelle des records historiques de température de l’été 2017 ? Ils sont battus année après année et ne risquent malheureusement plus de faire histoire… Quel sens véritable a donc ce terme ? Et puis au fond, pour qui le fait en question est-il historique ?

Ensuite, que signifie ce suremploi ? Est-ce une simple mode ? Ou y a-t-il une stratégie à l’œuvre derrière cet usage ?

Enfin, puisqu’il semblerait qu’on veuille en produire à tout prix, comment se fabrique l’histoire ? Je ne suis pas historienne mais enfin, il me semble que celle-ci ne peut pas s’écrire au présent ! Il faut bien qu’il y ait une certaine forme de décantation, que les événements prennent leur temps pour se déposer au fond du sable avant que nous puissions les regarder clairement.

Une stratégie médiatique…

On l’a dit, le mot historique ne se limite plus à un usage correspondant à son sens : loin d’être rare, il est employé à outrance et peut qualifier un fait simplement inédit, voire spectaculaire. On ne s’y attendait pas. C’était incroyable. À vous de voir si les résultats des législatives 2024 étaient, en ce sens, historiques. On peut au moins se mettre d’accord sur une chose : on ne sait plus bien quel sens exact prêter à ce mot. Si on y a tant recours, c’est peut-être, au final, car il attire l’œil. Quoi, il s’est passé quelque chose d’historique aujourd’hui ? Je veux savoir ! Face à la quantité de news, fake ou non, dont nous sommes abreuvé·es chaque jour, et que nous déroulons comme le fil d’actus d’une pelote infinie et décidément bien emmêlée, il faut bien sortir du lot. Alors mettre HISTORIQUE ! en toutes lettres, c’est maximiser les chances d’obtenir un clic. Tout simplement. Jusqu’à ce que l’on soit repus, gavé de ce mot qu’on aura pressuré jusqu’à la moelle.

… ou politique ?

Et puis, au-delà du sens, pour qui un événement est-il historique ? La quadruple médaille en or de Léon Marchand l’est assurément pour les nageurs professionnels, pour les Français, quoiqu’il s’en trouvera toujours un certain nombre pour dire « Léon qui ? » lorsqu’ils ou elles entendront ce nom. Mais dans les zones de guerre ou pour les Tswana de la plaine du Botswana, cet exploit ne doit pas signifier grand-chose. En plus d’être un argument de vente, le mot « historique » possède aussi une charge positive. Rentrer dans l’histoire, comme le rêvait Achille en allant se battre à Troie, c’est connaître la gloire éternelle ! Rien que ça. Mais en période plutôt noire où les nouvelles sont mauvaises, le mot historique lorsqu’il qualifie des performances françaises, stimule une fierté nationale dans laquelle les couleurs tricolores prennent leurs distances avec le brun. Ça fait du bien.

La fabrique de l’histoire

Illustration 2
Le bonnet phrygien de La Liberté guidant le peuple a bien changé © France Culture

Qualifier un fait d’historique, c’est affirmer que l’on sait ce qui sera retenu, plus tard, de notre époque. Sacré pari. À bien reconsidérer ces quelques résultats de recherche, on peut y voir un point commun : le goût de la performance et du chiffre. Des taux inégalés, des victoires inattendues, des records dépassés. C’est sous cet angle-là, semble-t-il, que l’on regarde le monde.

Paul Veyne, dans son livre intitulé Comment écrit-on l’histoire [5]?, rappelle des choses fondamentales. Si les événements sont objectifs et prennent place dans un ensemble où ils sont des causes, des hasards, des fins qu’il appartient à l’historien·ne de décrypter, il y a en revanche un paramètre nécessairement subjectif dans cette discipline à la méthode rigoureuse : ce que nous choisissons de raconter.

On ne peut pas dire tout ce qui s’est passé, ce serait impossible. L’historien·ne doit choisir un angle d’attaque, un « itinéraire dans le champ événementiel » dit Veyne, et ce choix est subjectif. Politique. En choisissant de raconter une chose, on en invisibilise d’autres, volontairement ou non. C’est fatal. Mediapart a consacré une série à cette thématique, dans laquelle figure un épisode sur le statut des femmes pendant la Préhistoire et les clichés que l’on a forgés sur cette période, que l’on prenait pour des certitudes[6]. L’homme chassait, l’homme a découvert le feu, l’homme a réalisé des peintures rupestres. La femme ? Oh, elle tricotait sans doute des chaussettes en peau de mammouth, au chaud dans la caverne... Nous ne nous sommes pas intéressés, pendant longtemps, au rôle des femmes préhistoriques, aussi avons-nous pensé que leur système était, comme le nôtre, patriarcal. C’est si naturel.

Passée cette prise de conscience qu’écrire l’histoire implique de choisir un angle de vue, on apprend à voir les choses autrement. L’histoire se raconte maintenant au féminin, à travers le prisme des couleurs, du corps, du silence, des minorités, de la nature… De tout ce qu’on ne savait pas voir jusqu’alors. Pour autant, la vérité demeurera inaccessible. On ne saurait tout raconter. Le tout, nous dit Veyne, est de multiplier les points de vue.

En conclusion

Il fut un temps où l’on retenait les dates du sacre de Charlemagne, de Marignan, d’Austerlitz. Aux États-Unis, on apprenait par cœur la longue liste des présidents. Projetons-nous un peu. En cours d’histoire dans quelques décennies[7], que devront savoir les élèves ? Suspense. Sera-t-il question de scores, de records et de performances ? Je n’espère pas.

Illustration 3
Une du journal Courrier international du 11 juillet 2024 © Courrier international

Dernière hypothèse : cette accumulation à outrance de faits « historiques » me semble définitivement bien suspecte. Nous vivons une ère de fractures et de tensions. L’horizon nous fait si peur qu’on se replie volontiers sur un passé aussi glorieux que fantasmé. Les opinions et les camps se radicalisent : harcèlement, violences, rupture du dialogue… Il n’y a plus d’idéologie commune mais un grand vide où tremblote une somme d’individualités sur la défensive. Alors on mise tout sur la performance et la compétition et on tente de recoller, à grands coups de faits « historiques », les lambeaux de ce destin commun qui nous fait tant défaut. Les usages de ce mot nous renseignent donc moins sur la façon dont nous construisons notre passé que sur la façon dont nous percevons le présent et envisageons l’avenir. Et cela traduit une quête de sens désespérée.

[1] Les recherches ont été effectuées le 5 août 2024 : https://www.liberation.fr/recherche/?query=historique

[2]https://www.lemonde.fr/recherche/?search_keywords=Historique+&start_at=19%2F12%2F1944&end_at=05%2F08%2F2024&search_sort=relevance_desc

[3] https://recherche.lefigaro.fr/recherche/historique/

[4] Et il y en a quelques-uns : https://www.cnrtl.fr/definition/historique

[5] Paris, Éditions du Seuil, 1971.

[6]https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/300521/sortir-des-cliches-prehistoriques-sur-les-inegalites-hommes-femmes?userid=23688b8c-17a9-4838-bf3b-f851b81f746e

[7] Si tant est que l’école – et l’Éducation nationale !- existent toujours ! Eh oui, je suis prof.

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