Qui fait encore la différence entre ''information'' et ''communication'' ? Quelques esthètes, quelques techniciens ? Faut-il encore et toujours revenir aux sens premiers et profonds des mots qui nous façonnent en nous servant, comme d'insolents Arlequins par les œuvres de qui les maîtres se révèlent en leur crudité ?
Informer, c'est façonner. Façonner l'opinion ? Oui, mais banal. Façonner les contours des actions humaines ? Oui aussi, mais général. Façonner en donnant une forme ? Oui, au sens de Diderot : ''La matière était l'être éternel qui est informé''. Donner une logique aux actions partielles ? Oui encore, au sens de l'information judiciaire.
Communiquer, c'est rendre commun : disons rendre accessible à la communauté, pour éviter les gloses communes. Mais aussi transmettre, comme le dit Corneille en nous faisant tardivement sourire : ''Il détruit son pouvoir quand il le communique''. Mais aussi être en rapport, consulter, se rendre accessible, transmettre d'individu à individu... on n'en finirait pas de lire dans tous ces sens qui ont donné couleur, goût, odeur au mot, l'inverse de ce que nous entendons aujourd'hui.
Mais sur un point particulier des êtres conceptuels si divergents ont été fiancés, puis mariés par notre monde actuel. Tout cela commence dans la guerre, il n'y a guère plus d'un siècle. La transmission sans fil fut d'abord des télégrammes Reuter sur le cours des valeurs et les transactions, mais la poche révolver étant souvent celle du portefeuille, l'armée s'en empara, donna pleine puissance à son développement technologique et planétaire. Le début du siècle, après 1918 bien entendu, concéda au monde civil les débuts de la TSF, puis la radio. On commença à confondre informer et communiquer, joyeusement cela va de soi : les quinquagénaires se souviennent d'avoir attendu en même temps ''Signé Furax'' et le ''Bulletin''.
La télévision prit le pas sur la radio, et opéra les sutures nécessaires pour que la confusion fût totale, qu'elle consolida par la fonction de ''divertissement'', qui effectivement nous détourne bien de si futiles fidélités à nos mots, à nos sens.
C'était pourtant la partie émergée d'un iceberg bien plus titanique. Ignorons par commodité son histoire, elle aussi militaro-boursière, puisque nous savons quelle toile elle a tissé depuis quelques décennies, jusque autour de nos gestes les plus quotidiens. Là, le tour fut joué, et qui se choque d'entendre parler ''d'informatique de communication'' ?
Nous étions avides de progrès, gourmands d'informations nouvelles, soucieux de sentir au plus vite notre âme planétaire, et le filet se tissa sans résistance. Bien au contraire : nous sommes aujourd'hui quelques résistants du vieux monde à avoir frayé son passage, élargi le torrent quand le retenaient à grand peine les berges du bon sens public.
Et nous y sommes : le coup d'État est fait en ''soft''. Le hard a suivi. Un des derniers produits de son appareil technico-idéologique est sublime, à tous sens : c'est la télématique. Produit grand public d'origine française, et pas sans hasard. Nous chargions déjà en 1793 un Bonaparte d'exporter au monde notre nouvel Homme sans Dieu, et ses Droits Universels. Bicentenaire amer, où nous magnifions la communication sans homme et l'information planétaire...
Sans pousser plus avant les paradoxes chatouilleux, regardons de plus près le ''terminal'' télématique, Minitel comme on dit (ici non plus je ne tire pas argument de son nom, même si ça me démange).
Au sens strict il n'informe pas. On s'y informe, après les démarches d'usage dont les normalisations sont de plus en plus strictes. On y informe ce qu'on peut de son esprit, car le corps est absent : il n'y a pas, dans l'histoire de nos transmissions, d'instrument qui fait, comme lui, barrage total à toute sensualité. Pas d'image de qui parle, pas de son de sa voix, pas d'information tactile.
Il n'y a pas non plus, dans cette même histoire, d'instrument qui oblige à l'anonymat de l'utilisateur. On crut y remédier quelques temps en instaurant des mots de passe : on vit très vite que l'anonymat s'y protégeait encore mieux. Il fallut même qu'une commission ''Informatique et liberté'' se penchât sur le problème pour le déclarer insoluble par l'outil lui-même, et les fournisseurs de clés furent chargés des serrures factices.
Au sens encore plus strict, rien ne s'y communique et jamais outil ne fut utilisé de manière plus solitaire. Et pourtant des millions de mots s'y échangent, de messages y transitent, d'informations s'y stockent.
Alors pourquoi cette charge soudaine contre un outil si merveilleux ? Après tout, je l'ai aidé à se multiplier, j'en ai vécu, j'aurai fait vivre quelques services dont je vivrai peut-être un jour...
Pour cette simple question, qui est aussi la mienne : à recevoir tant d'information, à tant communiquer, nous sommes de plus en plus solitaires, nous nous parlons de moins en moins.
Un jour de 1976, j'étais à Venise et une terrible secousse sismique jeta tout le monde dans la rue. Le courant fut coupé. C'était l'été, on se parlait, des amis – peu lésés il est vrai par le tremblement qui fit voguer Venise et ses morts dans le Frioul – riaient, se parlaient. Cela dura, tout danger écarté, quelques jours. Puis le courant revint, l'information se multiplia, les communications se rétablirent, et le téléphone, la télévision, la radio reprirent l'occupation du sol commun. Le soir après huit heures, il n'y eut à nouveau plus guère parole qui vive sur la place publique.
Jean-Claude Vernier (1989)