Billet de blog 12 septembre 2024

Éléonore Sibourg (avatar)

Éléonore Sibourg

autrice, docteure en lettres et prof de français

Abonné·e de Mediapart

P comme Performance

Mot haïssable à bien des égards. Pourquoi ? Ce terme sous-tend bien des fléaux de notre époque : individualisme, libéralisme, crise climatique, des services publics… Fléaux qui alimentent in fine l’extrême-droite. Il est temps de changer de paradigme. Et de foutre ce mot à la poubelle.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vouloir le meilleur, tout le temps : en technologie numérique, en rentabilité, pour nos loisirs ou nos enfants. La performance semble faire l’unanimité. Ce n’est pas la récente actualité – je pense aux Jeux Olympiques–, qui me donnera tort. La France entière avait les yeux rivés sur les perf’ de ses athlètes, scrutant fiévreusement le tableau des médailles pour voir quelle place on y occupait. Moi la première. Comme si on avait la performance dans le sang. Et tant pis si cela nuit à l’environnement, aux services publics et à la société dans son ensemble.

                 La performance est le mot d’ordre en économie : il faut optimiser, être compétitif. Elle l’est aussi à titre individuel, dans nos pratiques sportives par exemple. On se fixe des objectifs (comme au boulot…) et lorsqu’on les atteint, on se gargarise fièrement de ses performances, clamant qu’on ne cherche qu’à se dépasser soi-même mais publiant tout de même sur les réseaux pour bien montrer aux autres qu’on est trop fort : « Petit 20km du matin parcouru en 1h20min45s [émoji de votre choix] ! ». Avec une photo de soi bien sûr et un joli sourire dégoulinant d’une saine sueur. Un geste altruiste me dira-t-on, pour encourager les autres à faire de même ? Mon œil ! Et puis, ce serait bien moralisateur ! Regardez Tibo InShape, l’influenceur musculeux à succès. Ne peut-on voir un lien entre son adulation de la performance, les immenses profits qu’il génère et ses accointances avec les idées d’extrême-droite[1] ? Le réflexe de se vanter de ses performances, par beaucoup partagé, n’est pas anodin. Il promeut un paradigme délétère, qu’il s’agit de faire tomber.  

La performance, un horizon délétère

                 Petite anecdote : nous avons emprunté ce mot à l’anglais pour parler des résultats d’un cheval de course. Nous revoilà déjà dans le domaine de la concurrence, de la compèt’, de l’optimisation. Cohorte de sales mots qu’il s’agirait également de dégager. Car la performance, lorsqu’elle guide nos politiques et nos actions, nous conduit dans le mur.

Je ne saurais que trop conseiller la lecture du fascicule Antidote au culte de la performance, d’Olivier Hamant, qui explique brillamment cette idée[2]. Opter pour la performance, c’est faire le choix de l’optimisation tous azimuts au détriment de l’environnement et du vivant. Ériger la performance en valeur star, c’est faire le choix de l’individualisme. Qu’on ne s’étonne pas que les riches et droitards en tous genres la défendent. Plus que les autres, ils tiennent à conserver leurs privilèges. Il serait peut-être temps d’arrêter d’aller dans leur sens.

Car valoriser la performance, c’est se replier sur soi et se regarder complaisamment le nombril. Ainsi, on désinvestit le collectif et par là même, on fait le jeu des puissants. C’est tout le cœur du problème. J’évoquerai trois domaines où la performance, prise en tant que ligne de conduite, fait des ravages.

Illustration 1
Coeurs simples, Agnes Scherer, 2022 © © Aurélien Mole

Prenons le développement personnel, pour commencer. Vous êtes malheureux au travail ? C’est de votre faute, prenez les choses en main[3] ! Injonction habile ! On évacue ainsi la responsabilité de l’entreprise en la déplaçant sur les épaules du salarié. Le documentaire Le Business du bonheur[4] montre bien comment le développement personnel est avant tout une histoire de profits. Le livre de la philosophe Julia de Funès, Développement (im)personnel – Le succès d’une imposture[5], va également dans ce sens. Pensez à vous, nous intime-t-on. Rejetez celles et ceux qui vous semblent toxiques ou trop négatifs… Et tant pis pour ceux qui ont besoin d’aide ! Vous le valez bien. Donnez-le meilleur de vous-même… Vous serez plus heureux… Et plus performants au travail, aussi. CQFD. Ces manuels individualisés – mais vendus à des millions d’exemplaires– nous incitent à nous scruter le nombril afin de désinvestir le collectif. Et donc le politique.

La performance empoisonne aussi d’autres domaines. Deuxième exemple : l’écologie. Nous devrions tous faire front pour enrayer la crise climatique. Or l’écologie a si bien été diabolisée qu’elle ne pesait presque plus rien aux dernières élections. C’est que ça ne fait pas le jeu de la performance. Ça n’engrange pas vraiment de recettes, cette histoire. Sans croissance, nous sommes foutu·es ! Une grande part de la population est désormais braquée contre « les écolos » qu’elle perçoit comme un danger. L’idée de l’écoterrorisme a bien fait son chemin, félicitons Darmanin pour ce succès ! Le vieil adage, toujours : diviser pour mieux régner. Même si les bobos écolos, soucieux de leurs performances sportives et financières justement, ont leur part de responsabilité dans ce triste constat[6].

J’aimerais enfin aborder un dernier exemple : comment la performance nuit aux services publics, dans le secteur de l’Éducation nationale notamment. Les ministres se succèdent, toutes et tous dévoué·es corps et âme à cette institution essentielle, bien évidemment ! Dans le collège où je travaille, le rectorat vient de fermer une classe de 6e. Les effectifs pour ce niveau se portent désormais à trente élèves pour chaque division. Trente ! Dans la classe dont j’ai la charge se trouvent onze élèves à besoins particuliers : dyslexie, dyspraxie, dysorthographie, dyscalculie, TDAH, déficit de l’attention, hyperactivité, etc. Les diagnostics s’enchaînent pour expliquer le déficit de performance. On attend des enseignants qu’ils adaptent leurs cours aux spécificités de chacun. Le mot d’ordre est donc le suivant : faire primer l’individu sur le collectif. En théorie. Car nous n’en avons pas les moyens. Le collectif se désagrège et les individus en souffrent : les équipes pédagogiques comme les élèves. Pendant ce temps, les gouvernements, scandalisés par les piètres performances des enfants, mettent en place des réformes insensées. Seuls les chiffres, les résultats comptent. L’humain est oublié.  

J’aurais pu parler du secteur hospitalier, avec par exemple la tarification à l’acte : c’est la même dynamique. J’aurais pu aborder la crise tragique du monde agricole : c’est la même chose. Le règne de la performance nous mène droit dans le mur. Et depuis un moment déjà. Pendant ce temps, Bruno Lemaire demande à ce que l’on réalise des économies en taillant davantage encore dans les dépenses publiques, au lieu d’aller chercher l’argent là où il se trouve[7]. C’est toujours la même histoire : la croissance et la performance à tout va. Et une classe dirigeante qui veut conserver ses privilèges, quoi qu’il en coûte.

De l’urgence de changer de paradigme

Il est grand temps d’envoyer la « perf’ » au diable. L’urgence climatique le réclame. Les services publics le réclament. La société se paupérise, de même que le vivant dans son ensemble. Cela génère de la peur. Le repli sur soi gagne du terrain. La prolifération du fascisme doit nous faire réagir avant qu’il ne soit trop tard. La gauche (pas du tout extrême !) a été diabolisée, Mélenchon en tête. Les gens de gauche eux-mêmes font le jeu de cette diabolisation, habilement relayée par de nombreux médias.

Que faire alors ? Et bien justement, parlons des médias ! L’empire Bolloré étend ses tentacules sur un nombre effrayant d’organes médiatiques. Le projet Périclès, conduit par le milliardaire Pierre-Édouard Sternin, libertarien conservateur et catholique, vise à porter l’extrême-droite au pouvoir[8]. De nombreuses rédactions et journalistes se font les relais bien serviables des discours dominants. Face à cette déferlante pernicieuse, il est de bon ton de soutenir les médias qui sont au service de l’information et du peuple et pas des puissants.

Illustration 2
Romain Bernini, Him, 2021 © Romain Bernini

Les gens de gauche doivent cesser de se défendre de fausses accusations. Surtout ils doivent cesser de se taire. Il faut reprendre possession d’une parole que les fachos s’approprient dorénavant sans complexe. Ouvrons-la, pour dire non ! Non aux propos racistes, sexistes, homophobes. Non à l’individualisme, au libéralisme forcené, à la destruction du vivant. La performance doit être vue pour ce qu’elle est : un concept délétère. Il y a tant d’autres valeurs qui peuvent nous guider ! Olivier Hamant propose, dans l’ouvrage cité plus haut, de parier sur la robustesse. Ivan Illich, en son temps, avançait la convivialité. Il y en a bien d’autres. Et plutôt que la performance : la coopération, la transmission, la solidarité. La dignité. Pour cela, il nous faut reprendre possession du collectif. Ensemble.

Autour de moi, j’entends très souvent des discours cyniques : « Regarde aux États-Unis comme ils s’en foutent de l’écologie ! Alors pourquoi arrêter de prendre l’avion, hein ? » ou encore « Les politiques ? Tous des pourris ! », « Les syndicats ? Les manifs ? Ben tiens, c’est tellement efficace ! ». Difficile de leur donner tort, n’est-ce pas ? Mais enfin, le cynisme ne sert-il pas aussi à justifier l’inaction ? Ou pire, son propre individualisme ? C’est une posture bien commode !

Plus que jamais, les gens sont braqués les uns contre les autres. Hostiles, à fleur de peau. Blasés, déroutés, anxieux. Peut-être prenons-nous conscience que nous ne sommes plus aussi performants qu’avant… Et cela ne nous plaît pas. On ferme les yeux sur le monde et on se concentre sur soi. On a peur. Un carburant idéal dont se nourrit l’extrême-droite. Les présidentielles seront bientôt là. Les + 1,5 degrés aussi ! Le temps des demi-mesures est dépassé. La performance, comme une dent pourrie, doit être délogée. Avec toutes ses racines.

[1] Voir à ce sujet l’analyse de Lumi et Usul dans l’épisode « Tibo InShape, un idiot très utile ? » de Rhinocéros : https://www.blast-info.fr/emissions/2024/tibo-inshape-un-idiot-tres-utile-EHj6Vc5-RRu2f66Pk_DTDw

[2] Publié dans la collection « Tracts Gallimard » en 2023: https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tracts/Antidote-au-culte-de-la-performance

[3] Tiens, c’est d’ailleurs Tibo InShape, encore lui, qui pense que les dépressifs ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes… « Rien à foutre de ta dépression ! » Ah, quel humanisme !

[4] Réalisé par Jean-Christophe Ribot en 2019, disponible sur Arte : https://www.arte.tv/fr/videos/099779-000-A/le-business-du-bonheur/

[5]Publié en 2019 aux éditions de l’Observatoire : https://editions-observatoire.com/livre/Le-developpement-%28im%29personnel/270

[6] L’écologie, en un sens, a été confisquée par une classe moyenne supérieure, celle des « bobos » qui, fière de ses petits gestes – ne plus manger de viande, se déplacer à vélo, n’acheter que local et bio, etc. –se replie sur soi et désinvestit complètement le politique. Ces écolos bobos se satisfont d’avoir bonne conscience. Pourtant, ils valorisent eux aussi la performance : athlétiques, à l’aise financièrement, ils profitent largement d’un système qu’ils conspuent pendant les dîners mais sans vraiment le remettre en question dans les actes. Ils oublient complaisamment que l’écologie ne peut faire l’économie de la lutte des classes. Qu’elle doit être l’affaire de tous. Que c’est une chose politique en somme, pas une affaire individuelle. C’est en tout cas la thèse défendue par Aude Vidal dans son petit ouvrage Égologie (éditions du Monde à l’envers, 2023), qui donne du grain à moudre sur la question.

[7] Voir l’article de Romaric Godin du 09/09 : https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/090924/bruno-le-maire-l-ideologue-dont-l-echec-mene-au-desastre?userid=16515560-caca-4a82-a557-8be448604b85

[8] Voir l’article de France Info : https://www.francetvinfo.fr/politique/front-national/plan-pericles-ce-que-l-on-sait-du-projet-du-milliardaire-catholique-pierre-edouard-sterin-pour-promouvoir-des-valeurs-conservatrices-et-faire-gagner-la-droite-aux-elections_6677268.html

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