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Je me souviens qu'enfant j'imaginais ma vie future comme une ascension avec un pic à cinquante ans, suivie d'une pente descendante. L'observation de mes grands-parents et de leur décrépitude progressive alimentait sans doute cette vision géométrique de la vie.
Dans la courbe ascendante dont je savais être au tout début, un pallier s'annonçait, auquel j'aspirais avec impatience : mes futurs vingt ans, qui représentaient pour moi l'accès à l'autonomie et la libération du joug d'une mère maltraitante. Cette perspective me permettait de tenir dans un environnement affectif difficile et me donnait de l'énergie pour préparer ma vie d'adulte. J'ai choisi ainsi mon futur métier, d'accès complexe mais dont j'étais certaine qu'il me donnerait une autonomie financière (à l'époque, c'était presque révolutionnaire pour une fille dont l'emploi éventuel était conçu comme un « salaire d'appoint » ce qui justifiait qu'il soit mal payé). Ce choix m'a fait mettre de côté toute profession artistique, qui pourtant m'enthousiasmait davantage, mais qui ne m'aurait pas donné cette liberté financière à laquelle j'aspirais.
Comme prévu, j'ai gravi un à un les échelons, en remettant à chaque instant mes choix en question au regard de mon projet initial.
Et, un jour, j'ai eu vingt ans. Il se trouve que c'était dans les années soixante-dix, et que le monde entier avait vingt ans. Flower power, liberté sexuelle, lutte contre la société de consommation, fin de la guerre du Vietnam, écolos partis élever des chèvres ou luttant contre les centrales nucléaires, acquis syndicaux... même en province l'attaque du vieux monde par de jeunes hippies chevelus prônant l'amour universel venait éclairer mon entrée dans l'âge adulte. Certains de mes amis n'en sont pas revenus. Moi, j'ai porté des robes indiennes et j'ai (un peu car ce n'était pas confortable) marché avec des sabots, mais j'ai continué mes études. La courbe ascendante, toujours.
Et puis la vie. Le travail, les enfants, l'insertion dans le quotidien. J'ai compris après-coup que la soumission des enfants à leur parents s'accompagnait d'une irresponsabilité qui avait aussi des avantages. Devenir adulte s'est avéré, après les années universitaires qui ont été pour moi aussi une « parenthèse enchantée », un retour à quelque chose de pesant : le poids des responsabilités.
Cette partie de la courbe, de vingt à cinquante ans, qui était censée représenter les meilleurs années de ma vie, m'a semblé finalement bien lourde. Je n'ai pas compris tout-de-suite que ce poids était augmenté du fait d'être une sorte d'autodidacte de la vie qui devait apprendre jour après jour ce que d'autres tètent avec leur premier biberon.
Combien de fois ai-je entendu « Mais enfin, ce n'est pas si difficile! » Euh, si, c'est difficile. On ne part pas tous avec le même bagage...
Mais je ne regrette pas ce chemin. J'ai tellement appris! Et puis, ce chemin, c'est le mien.
Et voilà que j'ai eu cinquante ans. En apparence, parce que, dans ma tête, je n'arrivais pas à m'en convaincre. Et j'ai bien pu constater que cela ne changeait rien.
Ainsi je m'étais trompée ? La courbe ce n'est pas cette colline nette que l'on descend après l'avoir montée ?
Alors j'ai vu les choses autrement. S'il y a une réalité du temps, c'est celle de notre finitude et de notre déchéance corporelle. Je viens de vivre la perte de mon chat, inéluctable à cause de son âge et de différents problèmes de santé. On a essayé de l'aider à passer le cap, mais sa « machine corporelle » était usée, il n'y avait rien à faire.
Cependant, quelques jours avant sa mort, et lors d'un de ces répits que l'on observe quand les gens vont mourir, mon chat est monté gaillardement sur le canapé pour se poser sur moi et demander des câlins en me regardant bien dans les yeux et en ronronnant avec une force que je ne lui avais jamais connue. Je l'entendais me dire, lui qui s'était caché quelques jours plus tôt au fond du jardin pour y mourir « Tu vois, je suis vivant et je suis content ».
Je sais qu'il me demandait peut-être un apaisement de son stress, mais je sais aussi que, même si son corps fléchissait, son âme de chat était toujours là.
Ainsi, et je sais que nombre de chercheurs et de penseurs ont réfléchi à cela, et fort brillamment, avant moi, le temps est subjectif, en tout cas, le temps psychique.
Au temps « t », on est cette personne qui vit à ce moment-là, mais aussi l'enfant qu'on a été, on est celui ou celle qui a tel ou tel projet, on est celui ou celle qui existe pour ses proches, ou dans un cercle plus large.
Chaque seconde est riche de nos histoires et de nos envies, de nos souffrances et de nos joies, de notre culture et de nos sensations, de nos idées révolutionnaires et de nos routines...
Récemment un de mes amis m'a dit « J'ai bien aimé ton dernier article : bon, comme d'habitude, tu tapes sur Macron, mais tu as raison. En tout cas, tu as toujours la même vigueur !... ».
Alors je me suis vue, un jour, juste avant de rentrer dans ma tombe, élever un bras vengeur depuis mon lit de mort et dire « Je ne suis pas d'accord ! ».
On sait qu'il arrive que des personnes mourantes se mettent à parler dans une langue qu'elles-mêmes n'ont jamais parlée mais qui était celle d'une personne de leur entourage dans leur toute petite enfance. Dans quel recoin de mémoire s'était tapi ce souvenir qui revient à cet instant crucial? Cette personne agonisante, n'est-elle pas, aussi, cet ancien bébé baigné par des paroles aimantes?
Avec cette vision diffractée du temps, mon schéma ancien s'est avéré obsolète. Je comprends désormais que chaque instant est riche de mille histoires, et éclaire notre réalité comme une boule à facette.
Mais ce que je comprends pour moi-même, je pense que cela peut s'appliquer à la compréhension du monde. Aucun moment ne peut être isolé des autres moments, ni de ce qui se passe ailleurs. Ainsi, pendant la trêve olympique les éléments constitutifs des événements de la rentrée sont déjà là, et ont travaillé en-dessous du niveau médiatique. Ainsi va le monde.
Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas tenter d'en comprendre les arcanes. Mais en gardant à l'esprit que ce qui est simple est faux et que ce qui est complexe est inutilisable...
Fou celui qui croit qu'il existe un maître des horloges. Ceux qui se posent en maîtres du temps sont toujours, in fine, dépassés par celui qu'ils croyaient contrôler. Le destin des dictateurs est, à cet égard, démonstratif.
Billet de 2009 : « Pourquoi les dictatures finissent toujours par s'effondrer ».
Le temps, il vaut mieux l'accepter et s'en faire un allié.
Ainsi, un peuple n'oublie rien, même s'il se laisse abrutir par du pain et des jeux. Je ne sais pas quand la goutte de trop va être reçue à la surface du vase des douleurs de ce peuple, de ses humiliations et de la certitude d'être toujours trahi, mais je sais que celui-ci va déborder.
Ce n'est qu'une question de temps.