Billet de blog 27 août 2024

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H comme Hubris, 2è édition

L’hubris est un de ces mots étrangers dont la définition échappe, se dérobe sous les tentatives d’explication. L’helléniste Paul Mazon croyait en 1928 avoir saisi l’essence du concept en le réduisant à une simple « démesure », un mot qu’il remit au goût du jour. Souvent résumé en « péché d'orgueil », cette simplification trahit la profondeur du terme et le dénature.

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Pour en comprendre toute la profondeur, il faut d’abord revenir à l’acte lui-même, au-delà des intentions. Puis, il faut voir comment cette volonté de dépasser les limites, même sans succès, a été illustrée par les mythes d’Icare et de Tantale. Ensuite, nous explorerons la frontière entre transgression et subversion, avant de plonger dans la morale grecque, où l’hubris est à la fois une erreur et une faute. Enfin, nous terminerons par une réflexion sur notre époque, où l’hubris se manifeste encore, et puisque nous vivons dans un temps où l’hubris ne manque pas de s’exprimer dans les hautes sphères, nous ne manquerons pas de regarder d’un œil critique le cas d’un certain président, qui, en jouant avec les règles, semble vouloir défier le destin.


Illustrations antiques de l'hubris

Pour comprendre véritablement ce qu’est l’hubris, il faut revenir à l’acte, cet acte qui dépasse les intentions, qui va au-delà des pensées secrètes, contrairement au péché chrétien qui repose sur les intentions de son auteur1. Ce n’est pas dans le succès de l'acte que réside l’hubris, mais dans la volonté farouche de franchir les limites, même au risque de l’échec. Voyez Icare et Tantale, ces figures mythologiques qui incarnent cette audace désespérée. Le premier s'est brûlé les ailes en essayant de voler, le second a tenté de manger la mort, en se nourrissant de viande en tant qu'immortel. Aussi futiles que ces motifs puissent paraître, ce n’est ni le caractère, ni l'intention, ni la réussite, ni la grandeur des moyens, mais bien la transgression d'une limite supérieure qui pose les bases de l'hubris.

Dans la morale grecque, l’hubris n’était pas qu’une simple erreur, mais une ἁμαρτία (hamartíā), un échec à respecter les limites sacrées, souvent nourri par la folie de l’arrogance. Alcibiade, ce jeune philosophe accusé d’hubris par Socrate dans Les Banquets de Platon, en est un exemple. Pour avoir osé insulter les dieux lors d’une parodie des mystères d’Éleusis, il fut condamné à l’exil. Plaidant la folie en sa faveur, les philosophes auraient, dans notre monde moderne, obtenu l'abandon des poursuites pour incapacité pénale : ni erreur, ni faute. Mais pour les Grecs, l’hubris n’était pas qu'une erreur due à l'orgueil ou à la folie humaine. Et c’est là que la notion de faute prend tout son sens : ce n’était pas un simple dérapage, c’était un défi lancé à l’ordre cosmique, qui méritait une réponse divine. La némésis s’abattait alors pour ramener l’insolent à sa juste place, parfois au prix de sa vie.

L’hubris commence par la transgression, le franchissement des frontières que l’on croyait infranchissables. Mais ne nous y trompons pas : elle peut aussi devenir une force subversive, une arme contre l’ordre établi. Transgresser, c’est braver une règle, dépasser une limite, mais subvertir, c’est autre chose. C’est vouloir renverser un état de fait ou de droit, démolir les fondations d’un système, qu’il soit politique, économique, social, religieux ou divin. La République française, accusée de vouloir subvertir l’ordre monarchique, est un exemple d’hubris politique, défiant l’inégalité voulue par Dieu selon ses détracteurs, lorsque le sujet du Roi et de Dieu s'imagine citoyen, leur égal, comme l'illustre le politiste conservateur et juriste du régime nazi Carl Schmitt : « L’hubris est un péril qui guette l’humanité lorsqu’elle sort des limites assignées par les dieux d’abord, par la nature ensuite et plus tard, par la loi. » L’helléniste Pierre Judet de La Combe rappelle d’ailleurs que, contrairement à la « démesure » de Mazon, l’hubris peut aussi revêtir un aspect parfois « positif », lorsqu’elle se traduit par une volonté de transformation radicale.

Si nous devions esquisser une définition de l’hubris, celle-ci serait définie comme un acte transgressif motivé par l’orgueil, visant à s’affranchir des limites imposées par des forces supérieures. La véritable démesure réside dans la volonté qui précède l’acte, dans ce geste nécessaire qui marque la transgression.


Illustrations contemporaines de l'hubris

Le conservateur réactionnaire, comme il se qualifiait lui-même, Nicolás Gómez Dávila, avait ces mots acérés : « Si l'on n'aspire qu'à doter d'un nombre croissant d'articles un nombre croissant d'individus, sans se soucier de la qualité des individus, ni de celle des articles, le capitalisme est la solution parfaite. » Mais ce qu’il aurait aussi pu dire, c’est que dans cette société, la quantité d’ego injectée dans ses individus dépasse de loin celle du bon sens. L’hubris n’y est pas seulement un symptôme, c’est une boussole, un mode d’emploi, un guide, et nulle part plus qu’aux États-Unis, ce temple de l’arrogance où les milliardaires jouent à Dieu.

Prenez Larry Page, ce cofondateur de Google qui se prend pour l’Être suprême, dilapidant des milliards dans une quête insensée : rendre l’homme immortel. Une hubris positive, direz-vous ? Peut-être, mais une hubris tout de même, l’illusion démente de pouvoir défier la mort elle-même. Mais si Page se contente de jouer les démiurges, Elon Musk et Peter Thiel, créateurs de PayPal, vont encore plus loin. Ils ne se contentent pas de rêver grand, non. Leur ambition est plus noire : ils veulent transformer radicalement les États-Unis, réduire l’État fédéral à néant, et purger la société de ce qu’ils considèrent comme son plus grand mal : le wokisme.

Et pour cela, quoi de mieux que de soutenir financièrement Donald Trump, dictateur autoproclamé pour au moins un jour, et lui offrir un second mandat ? Ils n’hésitent pas à plonger les mains dans le cambouis, à financer celui qui incarne leur vision dystopique. Et Peter Thiel, dans un essai de 2019, lâche sans ciller : « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie soient compatibles. »2 Ainsi, ont-ils décidé pour nous tous, en messies autoproclamés. Amen.

Mais l’hubris ne s’arrête pas aux frontières de la technologie. Elle s’étend, insidieuse, dans les hautes sphères de la finance. Les cadres de ce secteur, enivrés par leur propre grandeur, se prennent pour des dieux intouchables, et c’est la société entière qui paie le prix fort de leur arrogance. Plus leur aura est grande, plus les conséquences sont catastrophiques. Comment oublier Richard Fuld, l’ex-PDG de Lehman Brothers, ce géant aux pieds d’argile qui a précipité la plus grande faillite de l’histoire de la finance américaine ? Ce colosse déchu porte désormais sur sa conscience le poids de milliers de vies brisées. En 2008, alors que le monde de la finance vacillait au bord du gouffre, Fuld continuait à jouer les mâles dominants, affirmant devant les caméras qu’il voulait arracher le cœur palpitant de ses adversaires pour le dévorer avant qu’ils ne meurent. Son ego, gonflé par un salaire annuel de 80 millions de dollars, se repaissait de ces fanfaronnades, tandis que le reste du monde sombrait dans la crise. Voilà ce qu’est l’hubris : une folie destructrice, un poison qui ronge ceux qui s’y adonnent, et qui finit toujours par les emporter.

Et puisque nous sommes sur Mediapart, il serait impensable de ne pas plonger dans la réalité politique qui nous entoure. Emmanuel Macron, avec sa dissolution de l’Assemblée nationale, nous offre un exemple éclatant d’hubris. Le jour même, devant un cercle restreint, il lâchait cette phrase révélatrice : « Je leur ai balancé ma grenade dégoupillée dans les jambes. Maintenant on va voir comment ils s’en sortent. » Voilà un président jupitérien enivré par l’orgueil, qui, dans sa soif de pouvoir, multiplie les transgressions. Il commence par briser la coutume en refusant de nommer un Premier ministre issu de la coalition arrivée en tête. Puis, il piétine la loi constitutionnelle sur le cumul des postes de ministre et de député par les membres de son gouvernement, une manœuvre qui lui permet de placer à la présidence de l’Assemblée nationale une figure de son propre parti, Yaël Braun-Pivet, au détriment du communiste André Chassaigne.

Désormais en voulant contrôler le temps qui le sépare de l'inévitable, ce péché absolu pour les Grecs, Macron semble oublier que la némésis n’a pas encore révélé son visage : sera-t-elle politique ou populaire ? Ce qui est certain, c’est que l’hubris appelle toujours une réponse ... et qu’elle est parfois fatale.

Pour finir, tournons-nous vers Montesquieu, qui avait compris la nature dévorante de l’hubris : « Un homme n’est pas malheureux parce qu’il a de l’ambition, mais parce qu’il en est dévoré. » Et de rappeler avec sagesse : « Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice. »


Illustration 1

CC.


Bibliographie

1 Jean-Pierre VernantMythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 2008, « 6 »

2 https://www.cato-unbound.org/2009/04/13/peter-thiel/education-libertarian/

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