Billet de blog 16 novembre 2025

Marc Tertre (avatar)

Marc Tertre

Education populaire (science et techniques), luttes diverses et variées (celles ci qui imposent de "commencer à penser contre soi même") et musiques bruitistes de toutes origines

Abonné·e de Mediapart

Intervenir en prison : réflexion a partir de cinq mots clés

Cet écrit a été conçu spécifiquement pour une intervention dans une association dont l’objet est « l’informatique pour l’insertion » en détention. Il est évident que le cadre d’intervention (la prison) et l’outil (l’informatique) sont réputés connus. Il me semble cependant que la réflexion proposée est plus générale et peut intéresser un public plus large que celui qui était proposé.

Marc Tertre (avatar)

Marc Tertre

Education populaire (science et techniques), luttes diverses et variées (celles ci qui imposent de "commencer à penser contre soi même") et musiques bruitistes de toutes origines

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pour nourrir la réflexion sur le passé et le présent du club informatique pénitentiaire, je propose cinq mots clés pour pratiquer échange et débats. Bien entendu ces mots ne sont absolument pas exhaustifs et d’autres pourraient être évoqués, mais ils sont une proposition ouverte à l’ouverture d’une recherche de sens…  

Diversité

Au-delà du « choc carcéral » qui nous touche tous la première fois que nous intervenons en prison (le bruit, les odeurs, les portes si lourdes, les détenus et les personnels que nous croisons) un des éléments qui amène réflexion sur notre action et la façon dont elle s’inscrit dans le temps, c’est bien le mot « diversité » qui le résume.

Diversité des publics tous d’abord car si on croit qu’il y aurait un « public type » auquel on s’adresse, on s’aperçoit vite que cette affirmation est une illusion face aux diversités de formation d’histoire, de milieux et aussi d’attentes de la part des différents publics auxquels nous nous adressons. La difficulté par rapport à une mission de formation « classique » est de répondre à de multiples demandes de la part du public. La forme classique de « formation » n’est absolument pas adaptée à ce domaine, c’est pour cela que le clip prône plutôt une vision d’accompagnement dirigée que de formation « classique » proprement dit

Mais si nous progressons dans notre connaissance du monde carcéral, nous nous rendons vite compte que cette diversité se retrouve dans la palette de situations due à la diversité des établissements et à leur façon spécifique de répondre aux multiples demandes qui les assaillent, mais aussi à leur différence de statuts (une maison d’arrêt et une prison pour peine sont deux choses différentes)

Lors des rencontres nationales ou les bénévoles des différentes régions ont vocation à échanger sur leurs pratiques et leurs contraintes spécifiques, on est à chaque fois surpris de la multiplicité des façons dont les différents établissements sont tenus. Mais on est confronté également à la multiplicité des demandes venant des détenus eux même, ce qui est encore plus troublant quand on constate que ces demandes ne sont pas forcément explicites.

Cette diversité entraîne une demande de souplesse et une exigence d’adaptabilité : nous devons très rapidement nous mettre à la bonne distance, selon un mode qui exige l’efficacité et la pertinence. Ce n’est pas toujours tres simple…

Illustration 1

Quelques membres du CLIP lors du 40 anniversaire de leur association 

Bienveillance

Le deuxième mot clé que j’ai envie de mettre en avant c’est le mot de « bienveillance », qui est un élément essentiel de notre mission d’insertion. C’est je crois une nécessité de notre intervention. Elle l’est d’autant plus que notre lieu d’intervention n’est pas un environnement où cette qualité s’exprime le plus facilement.

Être bienveillant, c’est accueillir la personne avant d’accueillir l’élève. C’est combattre le stigmate qui s’attache à celui de détenu, et qui complique l’acquisition des savoirs et leur utilisation rationnelle. II faut reconnaître en chaque détenu sa capacité d’apprentissage, sa curiosité, quelles que soient les ruptures de parcours.

L’informatique est une des disciplines à la fois les plus difficiles à maitriser et indispensable dans notre vie de tous les jours. Elle est donc un enjeu décisif pour nombre de celles et ceux qui nous sollicitent Dans plus que tout autre domaine, exige curiosité, autonomie et persévérance. Or ces qualités s’étiolent souvent dans l’univers carcéral, où les initiatives sont limitées. Un climat bienveillant permet de réactiver le goût d’apprendre, en remplaçant la peur par l’intérêt, la sanction par l’encouragement.

En valorisant les progrès, en soulignant les efforts, la bienveillance comme pratique aide à reconstruire l’estime de soi, préalable indispensable à toute démarche d’insertion. La bienveillance devient ainsi un outil de réhabilitation symbolique : elle réaffirme que chacun reste digne d’attention et de respect. Cela peut être l’objectif premier de notre action, celui de recréer un « espace des possible » dans lequel le détenu peut se projeter.

L’enseignant ou le médiateur numérique ne se contente pas de transmettre des savoirs ; il accompagne un parcours de remobilisation. Il valorise les petites victoires : la maîtrise d’un logiciel, la compréhension d’une logique de code, la réalisation d’un document. Ces réussites progressives deviennent autant de repères concrets qui renforcent la confiance en soi et l’envie d’aller plus loin. La bienveillance rend alors possible une pédagogie de la progression plutôt que de la sélection.

La bienveillance ne signifie pas l’absence de cadre. Au contraire, elle fonde un rapport équilibré entre exigence et compréhension. Dans l’apprentissage de l’informatique, la rigueur est indispensable : la syntaxe d’un code, l’organisation d’un dossier, la sécurité des données exigent précision et méthode. Mais cette rigueur peut être vécue comme une contrainte supplémentaire, à moins d’être accompagnée par une posture éducative claire et juste.

Le formateur bienveillant explique le sens des règles au lieu de les imposer mécaniquement. Il transforme la contrainte en apprentissage : comprendre pourquoi une commande ne fonctionne pas, pourquoi une règle de sécurité informatique existe, permet de réconcilier le rapport à la norme. Ce processus participe à une forme de rééducation civique implicite : respecter une règle parce qu’on en saisit la raison, non parce qu’elle est imposée.

Illustration 2

Intervention du CLIP à la maison d'arret de Nantes

Collectif

Intervenir en formation informatique dans le contexte carcéral ne consiste pas seulement à transmettre des compétences techniques ou à préparer à une insertion professionnelle. Il s’agit d’abord d’un travail éducatif collectif, où le formateur ou l’animateur s’inscrit dans un tissu relationnel complexe : celui de la détention, des relations sociales entre détenus, des rapports institutionnels et du projet de réinsertion. L’apprentissage de l’informatique, discipline à la fois pratique et symbolique, devient un espace d’expérience partagée où se rejoue, à petite échelle, la possibilité de faire société.

Même lorsqu’il semble agir seul, l’animateur n’est jamais isolé : il agit avec et au milieu d’un collectif. Le groupe d’apprenants, les partenaires de l’administration pénitentiaire, les éducateurs, les surveillants, les travailleurs sociaux ou les codétenteurs participent tous, d’une manière ou d’une autre, à la dynamique éducative. Cette dimension collective n’est pas accessoire ; elle constitue le cœur même du processus d’apprentissage et d’insertion.

Dans le contexte carcéral, l’espace du groupe est rare. L’enfermement tend à fragmenter les individus, à isoler les expériences et à réduire les interactions à des rapports de contrainte. En ce sens, toute activité de formation est déjà un acte social, un moment où l’on recrée du lien. L’atelier informatique, en particulier, réintroduit des logiques de coopération : apprendre à partager une machine, à attendre son tour, à demander de l’aide, à corriger une erreur ensemble. Ces gestes apparemment anodins réapprennent à être « avec les autres ».

Loin de la simple acquisition de compétences techniques, la formation s’inscrit dans une éducation du vivre-ensemble. L’animateur, en guidant le groupe, favorise une dynamique d’entraide : les plus avancés expliquent aux plus novices, certains prennent confiance en partageant leurs astuces, d’autres s’affirment en osant poser des questions. Le groupe devient ainsi une ressource, un support d’apprentissage collectif et une expérience de socialisation réparatrice.

La coanimation, fréquente dans les dispositifs de formation en milieu carcéral, renforce cette dimension collective. Elle consiste à associer deux intervenants (parfois plus) dans la conduite d’une même séance, chacun apportant sa personnalité, sa sensibilité, son expertise et sa manière d’entrer en relation avec les apprenants.

Cette approche présente plusieurs atouts majeurs : la pluralité des regards, la complémentarité des compétences, la gestion des tensions et des émotions enfin la réflexion partagée entre formateurs. Coanimer les séances aide à construire un cadre collectif fondé sur la coopération, la cohérence et la mise en commun des pratiques

Education

Parler d’insertion suppose d’abord de parler d’éducation. Car on ne réinsère pas quelqu’un dans la société sans lui permettre de comprendre cette société, d’y trouver du sens, d’y prendre place. L’insertion, loin d’être un simple dispositif administratif ou professionnel, engage une transformation de la personne : elle appelle une reconstruction des savoirs, des attitudes, des relations aux autres et à soi-même.

En prison, cette mission prend une dimension particulière. La détention isole, interrompt les apprentissages, fige les trajectoires. L’acte éducatif vise donc à remettre en mouvement : il rétablit la continuité du développement personnel et social, rompu par l’incarcération.

L’informatique, dans ce cadre, n’est pas un prétexte technique : c’est un vecteur éducatif. Apprendre à se servir d’un ordinateur, à manipuler des données, à comprendre des langages numériques, c’est réapprendre à penser, à chercher, à organiser, à communiquer. Autant de compétences intellectuelles et sociales qui relèvent du champ de l’éducation bien plus que de la simple formation professionnelle.

L’informatique structure aujourd’hui la plupart des dimensions de la vie sociale : communication, administration, emploi, culture, loisirs. Ne pas maîtriser les outils numériques, c’est être exclu d’une large part de la citoyenneté.

Ainsi, former des détenus à l’informatique, c’est bien plus qu’enseigner un savoir-faire : c’est de leur permettre de se resituer dans le présent, dans le monde contemporain . L’apprentissage devient un acte de réappropriation culturelle : comprendre le langage numérique, c’est comprendre une part du monde dans lequel on vit, c’est accéder à un vocabulaire commun avec le reste de la société.

Cette approche rejoint les missions fondamentales de l’éducation : l'accession de toutes et tous à un socle de culture commune ainsi qu'à la compréhension des logiques qui gouvernent le monde, à la capacité d’agir en son sein. L’informatique est aujourd’hui une composante essentielle de cette culture commune : l’ignorer, c’est entretenir une nouvelle forme d’illettrisme.

Illustration 3

informatique en prison 

Histoire

Notre association est aussi le réceptacle d’une histoire, d’une suite d’événements fondateur qui ont fondés les structures et les méthodes qui nous permettent d’agir et de nous projeter dans le futur. On peut être sensible aux éléments fondateurs sans pourtant s’y perdre dans la nostalgie des origines. On a fêté les quarante ans de notre association et c’était positif de rappeler d’où nous venions, de garder des traces des cheminements qui ont abouti a ce que nous sommes. Et nous devons également tenir compte des contraintes du présent : agir en prison, c’est agir dans un environnement fortement contraint. C’est pourquoi je pense à la phrase de Gilles Deleuze qui permet d’échapper à la fois à un vison mythifié de nos origines et des choix fondateurs qui nous ont construit, mais également à la promesse illusoire de la « tabula rasa » : il faut « penser par le milieu » nous dit il

Lorsqu’il affirme que « on ne pense que par le milieu », il ne désigne pas un « milieu » comme un espace neutre entre deux extrêmes, mais comme un espace d’immanence, un point de contact, de circulation, de devenir. Penser par le milieu, c’est refuser les positions figées : ni d’en haut, ni d’en bas, ni d’un côté ou de l’autre, mais depuis l’intérieur du réel, là où les choses se relient, s’influencent et se transforment.

Appliquée à une démarche d’insertion sociale et professionnelle par l’informatique, cette idée invite à considérer l’action éducative et sociale non pas comme un transfert vertical de savoirs, ni comme une pure réparation sociale, mais comme une rencontre, un entre-deux vivant entre des mondes — celui de la détention et celui de la société, celui du passé subi et celui de l’avenir possible, celui de l’exclusion et celui de la participation.

C’est précisément dans cet entre-deux que se situe l’association d’insertion : au milieu des parcours, au milieu des temps, au milieu des vies.

Cinq lectures qui ont nourris ma réflexion :

Erwin Goffman « Stigmate, les usages sociaux des handicaps » Les éditions de minuit 1963

En général quand on commence à s’intéresser à la prison, le premier livre un peu théorique qu’on est amené à lire est le fameux « surveiller et punir » de Michel Foucault. Je pense effectivement que c’est un ouvrage assez « incontournable » sur la question, mais je vous en propose un autre, d’Erwin Goffman. Ce dernier est une figure d’un courant important de la sociologie dans les années 1960, l’interactionnisme symbolique. Ce dernier parle de la construction sociale de nos identités a partir des interactions possibles entre individus et de la présence d’institution a la lourde charge historique.

Dans « stigmate » il parle des dégâts de l’enfermement asilaire (c’est un des fondements de la critique de l’asile comme institution totale) mais son analyse est parfaitement adaptable a cette autre « institution totale » qu’est la prison

Jacques Rancière « le maitre ignorant : Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987

Ce livre important fait découvrir un pédagogue important et oublié, Emile Jacotot. Celui-ci est amené à enseigner des disciplines que lui-même ne connait pas comme expert, il en déduit un système qui débouche sur un concept central de son système éducatif : l’égalité des intelligences. Cette notion me semble au centre de notre approche collective et de notre façon de s’adresser à notre public 

Didier Fassin « Leçons de ténèbres. Ce que la violence dit du monde », Paris, La Découverte, 2025.

Didier Fassin est un anthropologue important, professeur au collège de France. Médecin d’origine il a dans un premier temps travaillé sur une anthropologie de la santé publique avant de s’intéresser à d’autres terrains d’études comme la prison (j’ai beaucoup hésité à mettre a la place de celui que je recommande son « L’Ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale » tout à fait remarquable). Mais le recueil de ses articles plus généraux sur « la violence dans nos sociétés et la façon de l’appréhender en particulier dans les sciences sociales ouvre à un regard tout à fait pertinent : la question de la « violence » dans les lieux de relégation est aussi tout à fait centrale dans nos réflexions…

Cécile de Ram et Sylvie Paré L’école en prison une porte de sortie, éditions du rocher 2017

Cécile de Ram et Sylvie Paré sont les deux responsables locales d’enseignement à la maison d’arrêt de Nanterre (ou j’officie également) Dans cet ouvrage elles donnent un état des lieux particulièrement complet de la question scolaire en détention : leur importance, les contraintes, les difficultés. Elles montrent également qu’on ne devient pas « professeur pour des publics empêchés » par hasard (ce qui est également notre cas) L’ensemble de ces réflexions constitue une nourriture particulièrement digeste pour ouvrir une réflexion sur nos missions, leur difficulté et leur pertinence…

Guillaume Poix Perpétuité, roman, Gallimard 2025

L’auteur suit une équipe de surveillantes et de surveillant sur une nuit riche en événements. Le temps s’écoule interminablement, montrant des individus chacun confrontés à des défis multiples dans une institution a bout de souffle. Ce roman (c’est donc de la fiction) résulte d’une immersion de longue durée dans la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone, près de Montpellier. L’auteur rend compte de l’ambiance générale d’une maison d’arrêt, mais aussi de la routine administrative et des difficultés à trouver du sens « On veut que la vie soit moindre, son intensité toujours en deçà. Alors on travaille ici pour éviter les pièges, disposer d’un protocole, suivre des procédures, savoir comment agir en toutes circonstances. On travaille ici pour le cadre et la contrainte, ce temps criblé de gestes qui autorise à ne plus y penser, à ne plus se soucier de ce qu’il faut mettre en œuvre pour emplir les heures. »

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.