Le gouvernement lance une consultation nationale en ligne sur son projet de loi "Pour une République numérique". Frédéric Hélein, mathématicien responsable scientifique du RNBM, le Réseau National des Bibliothèques de Mathématiques, nous décrypte les enjeux de l'article 9 relatif à la diffusion électronique des publications de la recherche scientifique. Il nous évoque la contre-proposition du CNRS.
Les publications scientifiques jouent un rôle central dans la recherche, non seulement comme outil de diffusion de découvertes et de nouvelles connaissances, mais aussi parce qu'elle nourrissent en retour la recherche scientifique. C'est pourquoi il est si important de pouvoir les diffuser le plus largement et le plus rapidement possible : d'une part parce qu'il est légitime de vouloir les rendre accessibles au plus grand nombre (et ce, d'autant plus que les travaux ont été financés par des fonds publics), et d'autre part parce que les chercheurs ont besoin d'accéder à ces publications de la façon la plus complète et la plus rapide possible. En outre, les moyens de recherche, de fouille dans l'immensité de ces données, rendus possibles par leurs traitements électroniques, sont en train de devenir un des enjeux cruciaux dans le futur.
La situation actuelle est loin d'être satisfaisante : la communauté scientifique cède gratuitement aux éditeurs commerciaux des articles qu'elle a elle-même écrits, expertisés et validés et, en retour, les éditeurs vendent de plus en plus cher l'accès électronique aux documents qu'elle détient, soit en faisant payer les bibliothèques qui s'abonnent, soit en faisant payer les auteurs (c'est à dire leurs institutions) pour que leurs articles soient accessibles gratuitement, soit, parfois, les deux. Les plus gros éditeurs comme Elsevier, Wiley, Springer réalisent ainsi des bénéfices importants, tandis que les institutions qui financent la recherche ont de plus en plus de difficultés à les payer. Cette situation s'est accentuée ces dernières années, avec, comme résultat, une concentration de l'édition scientifique dans les mains de quelques groupes, qui ne fait que conforter leur situation de monopole.
La future « loi pour une République numérique » devra, entre autres, fixer les droits de diffusion et d'utilisation des publications et des données issues de la recherche financée par des fonds publics : c'est l'objet de l'article 9 de ce texte. Cet article comporte malheureusement de très graves lacunes et et, s'il était adopté en l'état, il constituerait un handicap pour la recherche en France et fragiliserait encore davantage les institutions françaises face aux gros éditeurs.
Une des questions en jeu est de savoir si l'on autorise un éditeur commercial à devenir propriétaire exclusif des droits d'exploitation et, en particulier, s'il peut acquérir l'exclusivité des droits de fouille des données (TDM : Text and Data Mining) sur les documents et données qu'il publie. Bien évidemment le lobby des éditeurs commerciaux œuvre en ce sens. S'il en était ainsi en France, cela empêcherait une utilisation libre de connaissances issues d'une recherche essentiellement financée par des fonds publics. Beaucoup de pays (Allemagne, Canada, États-Unis, Royaume-Uni) ont clairement opté pour une législation interdisant une privatisation des données nécessaires au TDM. Or une telle interdiction ne figure pas dans le texte du gouvernement, pire il y est question de "cas de cession exclusive à un éditeur", ce qui, implicitement, revient à reconnaître que les éditeurs privés ont ce droit. Cela constitue une démission face aux pressions des grands éditeurs commerciaux.
Cette loi prévoit également de fixer la période d' « embargo », le délai qui suit la publication d'un article durant lequel l'article n'est pas accessible librement, à un an pour les articles dans les sciences exactes et deux ans dans les sciences humaines et sociales. Pour les mêmes raisons que celles évoquées précédemment, ces délais sont trop longs et constitueraient un handicap pour tout pays qui s'imposerait de telles règles. Il serait raisonnable, soit de supprimer ces délais, soit de les ramener à six mois maximum pour les sciences exactes et un an maximum pour les sciences humaines et sociales, en conformité avec ce qui est préconisé par la Commission Européenne sur les programmes ERC et H2020. Notons qu'actuellement il existe déjà, heureusement, des revues prestigieuses qui n'imposent pas de période d'embargo ; le projet de loi donne ainsi l'impression de promouvoir l'embargo plutôt que de vouloir le réduire.
Enfin l'Article 9 précise également que "la mise à disposition [d'un article] ne peut donner lieu à aucune exploitation commerciale", formulation très ambigüe et finalement incompréhensible (interdiction à l'éditeur ou aux auteurs ?), mais qui suggère la possibilité pour un éditeur d'accaparer les bénéfices économiques qui pourraient découler d'une découverte scientifique, ce qui, à nouveau, constituerait un frein aux exploitations des travaux scientifiques.
La consultation permet aux citoyens et institutions de donner leur avis sur le projet de loi et de proposer des amendements. En particulier le CNRS a rédigé une proposition qui corrige les graves lacunes qui ont été évoquées plus haut. Il vous est possible, jusqu'au 17 octobre 2015, de vous exprimer sur ce projet, en approuvant ou désapprouvant chaque article (comme celui du gouvernement) et chaque contre-proposition (comme celle du CNRS).
Frédéric Hélein, professeur à l'Université Paris Diderot (Paris 7) et membre de l'Institut de Mathématiques de Jussieu (IMJ)
Ajout au billet, le 3 Novembre 2015 : "Synthèse et analyse quantitative des résultats de la Consultation nationale" ici- Préparée par Benoît Pier (Correspondant IST Insis) et Frédéric Hélein (Correspondant IST Insmi), Le 27 octobre 2015