Billet de blog 27 juillet 2010

Pierre Aucouturier

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Autoportrait au bureau d'un chercheur en philosophie

Comment travaille un chercheur? Nous avons demandé à Bruno Ambroise, jeune philosophe au CNRS, de nous décrire son quotidien professionnel, son métier: faire avancer le savoir.

Pierre Aucouturier

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Comment travaille un chercheur? Nous avons demandé à Bruno Ambroise, jeune philosophe au CNRS, de nous décrire son quotidien professionnel, son métier: faire avancer le savoir.

Jeune chercheur en philosophie au CNRS (chargé de recherche, 2ème classe), je gagne, à 33 ans, environ 2150 euros nets par mois et environ 600 euros de prime annuelle (dernier échelon des chargés de recherche 2ème classe, le CNRS ayant procédé à une revalorisation de carrière en fonction des mes activités académiques antérieures). Je ne suis certes pas à plaindre au regard du niveau de rémunération moyen des salariés et de la paupérisation croissante d'une large frange de la société française. Mais je ne pense pas non plus que cela soit indigne après 8 ans d'études (doctorat), 2 ans de post-doctorat, un passage par l'Université du Kent, en Angleterre, et diverses activités accessoires m'ayant permis de vivre et de passer de manière répétée les concours jusqu'à ce que, il y a de cela 2 ans, la porte du CNRS me soit ouverte pour me permettre de faire le métier que j'aime.


Que fais-je au CNRS ? Quel est le travail d'un chercheur en philosophie ? Un philosophe au CNRS n'est pas voué à réaliser une tâche précise, puisque celle-ci se spécifie en fonction des spécialisations de chacun et de son domaine de recherche : il y a autant de recherches en philosophie que de chercheurs au CNRS. Mais l'idée générale est bien de concourir à un avancement des savoirs, un « savoir » d'un type particulier : philosophique.

On pourrait dire qu'il s'agit de gagner en « réfexivité » et, de cette manière, de contribuer à l'avancement de la discipline. Pour y parvenir, le chercheur doit s'inscrire dans les débats d'idées contemporains, de la manière la plus sérieuse, la plus informée et la plus pointue possible, de façon à les faire progresser. Par « débats d'idées », il faut entendre des échanges ultra-spécialisés sur des problèmes très pointus. C'est pourquoi le chercheur est nécessairement un spécialiste de son champ d'étude (et parfois même le seul spécialiste).

Pour ma part, je travaille sur la question de l'effcacité du langage à travers l'étude de ce qu'on appelle des « actes de parole » : il s'agit de comprendre comment certains énoncés (ordres, baptêmes, promesses, etc.) parviennent à faire des choses, quelles choses, et si on peut en établir une typologie qui soit commune aux différentes cultures. J'essaie également de comprendre comment l'efficacité contextualisée du langage a un rôle sur la construction des arguments en sciences humaines et sociales.

Il s'agit donc de recherches interdisciplinaires (mêlant la philosophie, la linguistique, la sociologie, l'anthropologie et le droit), que le CNRS a précisément vocation à encourager. Ces recherches sont, on le voit, très spécialisées, mais peuvent être en rapport avec les grands problèmes philosophiques qui agitent la société civile et/ou la communauté scientifque. Le philosophe du CNRS a ainsi pour vocation d'essayer de répondre aux problèmes qui se posent en raison, par exemple, des développements scientifiques les plus récents (pensons aux questionnements sur la bioéthique, la philosophie du l'environnement, etc.) ou des nouveaux problèmes qu'affronte la communauté humaine. Il peut aussi s'agir de problèmes propres à l'histoire et au développement de la discipline mais contribuant au développement de la réflexivité humaine. C'est pourquoi le chercheur du CNRS a un devoir de présentation et d'exposition de ses travaux, aux autres chercheurs bien sûr, mais également à tout le monde, à travers des livres, des conférences, des entretiens, des « expertises » ou des cours.


Ceci explicité, je voudrais maintenant narrer mon quotidien singulier de chercheur en philosophie. Pour en rendre compte, je vais essayer d'énumérer les activités qui sont les miennes ; cette énumération vaudra comme une sorte de panorama du travail d'un chercheur en philosophie. Je précise qu'il ne sera que très partiellement représentatif, puisque je m'inscris dans une certaine tradition philosophique - la philosophie du langage contemporaine, d'orientation plutôt analytique - requérant certaines pratiques de travail qui ne sont pas nécessairement partagées par tous les collègues philosophes, notamment par les collègues plus clairement historiens de la discipline.


Quel est l'essentiel de mon travail (dont il est diffcile de donner une quantifcation) ? Je peux dire qu'il se partage en trois tâches majeures et complémentaires : la lecture, l'écriture et la présentation publique de mes recherches. La philosophie est en effet un travail conceptuel, qui opère non pas à partir d'expériences, mais à partir de concepts formant des discours : les textes de philosophie. Ceux-ci sont motifs à discussion conceptuelle et suscitent des débats sur des questions contemporaines dans le champ philosophique (qui est régi par une histoire spécifque et des enjeux scientifques, ou intellectuels, propres). Philosopher, c'est alors prendre part à ces débat en maniant des concepts de façon rationnelle.

Cela demande des textes, des échanges et du temps pour l'élaboration des idées. En ce sens, je ne suis pas un chercheur « qui coûte cher » puisque le « laboratoire », pour moi, consiste essentiellement en un bureau rempli de livres, une bonne bibliothèque et des ordinateurs - fixe et portable - connectés à internet. L'ordinateur fxe me sert « au bureau » (dans le laboratoire), tandis que le portable me sert dans les divers colloques et conférences auxquels j'assiste et participe, et à domicile où je continue souvent à travailler. Pour travailler, en effet, je n'ai souvent pas besoin d'autre chose que de mon ordinateur portable et de quelques livres (de moins en moins d'ailleurs, étant donnée la quantité de ressources numériques désormais disponibles sur internet). Dès lors, ma journée de travail ne se borne pas en fonction des limites temporelles de la présence au laboratoire (ce qui est d'ailleurs rarement le cas des collègues d'autres disciplines) et elle est souvent extensible.


Plus précisément, mes activités de chercheur se décomposent en trois types majeurs et deux types « accessoires » :

- 1) Les lectures, nombreuses et très pointues, souvent en anglais, qui portent sur l'ensemble de mon domaine de recherche et ne se limitent donc pas à la philosophie. Elles sont très spécialisées car elles s'inscrivent dans le champ des recherches les plus avancées dans mon domaine : il s'agit de connaître l'ensemble de ce qui se fait dans mon champ de recherche pour y travailler et proposer des idées qui sont soit nouvelles, soit pertinentes dans les débats contemporains, de manière à faire progresser ceux-ci. Par ailleurs, comme je travaille sur la théorie des actes de parole et l'épistémologie des SHS, je suis amené à lire aussi beaucoup de travaux récents en linguistique, mais aussi en sociologie, en anthropologie, etc.

Disons que, selon la taille de ceux-ci, je lis 3 à 5 livres de pure recherche par mois et d'innombrables articles (de plus en plus souvent accessibles via la formidable base de données « BiblioSHS », qui réduit considérablement le temps de recherche bibliographique). Je suis également amené à lire ou relire les articles de collègues pour conseil, correction ou évaluation. J'écris par ailleurs des recensions de livres qui sont importants dans mon domaine : publiées dans les revues, elles permettent à la communauté académique concernée de prendre connaissances des recherches menées. C'est une des meilleures façons de nourrir mes recherches, puisque je suis amené à lire ces textes de manière approfondie et critique et donc à les discuter, en cherchant à comprendre le sens propre et les arguments considérés tout en les confrontant à mes propres réfexions.


- 2) L'écriture d'articles et de livres, que ce soit des textes de pure recherche s'inscrivant dans les débats les plus contemporains ou des textes à vocation plus pédagogique permettant une plus large diffusion des connaissances récentes ou une présentation d'idées méconnues. L'écriture est l'un des supports absolument nécessaires au travail philosophique, puisque c'est là que s'éprouve la construction conceptuelle et que se raffine au fur et à mesure l'argumentation. L'écriture prend donc beaucoup de temps et d'énergie ; et malgré plusieurs années d'expérience maintenant, « l'angoisse de la page blanche » est toujours présente, couplée à la peur de l'insuffisance argumentative de mes propos. C'est pourquoi mes textes (publiés ou pas) sont toujours ré-écrits plusieurs fois : un texte écrit, c'est en effet plusieurs mois de travail concentré dans quelques dizaines de pages, puisqu'il nécessite toujours des recherches précises, des heures de lecture permettant de se spécialiser dans chacun des points évoqués, des échanges avec des collègues, des relectures et confrontations avec eux, des corrections en fonction de leurs critiques.

Car seul un niveau suffisant lui permettra d'être apprécié par les pairs comme pouvant prendre part au débat philosophique académique, régi par des règles propres à la discipline (qualité de l'argumentation, la connaissance de l'histoire, des textes et des arguments relatifs à la question étudiée, qualité des exemples, mais aussi qualité d'écriture, capacité démonstrative dans le maniement des concepts, etc.). Un texte ne prend ainsi part à la recherche philosophique que s'il répond à tous ces critères et s'il est passé, au préalable, par tous ces cribles. J'écris en moyenne 3 à 4 articles de ce type par an.

J'ajoute à ce travail d'écriture les différentes traductions que je réalise, seul ou en collaboration, de l'anglais vers le français et qui visent à mieux introduire dans le champ français des idées ou des réflexions qui inspirent mon propre travail. La véritable réflexion philosophique se nourrit en effet des idées des autres, qui s'échangent au niveau mondial, même si je travaille dans un champ spécifque et enraciné dans une tradition précise. Mais c'est seulement en prenant en compte le plus d'idées et d'arguments possibles que la réfexion philosophique peut gagner en universalité et en précision.


- 3) La présentation et la discussion (contradictoire) de mes recherches et de mes travaux dans des colloques ou séminaires, qui est une des manières les plus évidentes de maintenir la réfexion philosophique à la fois vivante et sérieuse : la confrontation amicale et ouverte des idées et des arguments permet à la réfexion de gagner en universalité mais aussi en compréhension (en extension et en intension). J'inclus dans ces travaux la participation à des groupes de lecture ou des séminaires informels où nous discutons entre collègues (c'est-à-dire chercheurs, enseignants-chercheurs et doctorants) de nos travaux, des travaux récents qui viennent de paraître ou des travaux importants dans le champ de recherche concerné (environ une séance par mois).

Par ailleurs, je participe environ 10 fois par an à des colloques ou des conférences d'envergure et d'ambition plus importantes, souvent consacrés à une thématique précise, où je suis invité comme spécialiste pour présenter mes derniers travaux (par exemple, sur le rôle des intentions dans l'accomplissement d'une promesse, sur les implications politiques des actes de parole ou sur l'évolution théorique de la pragmatique). Chaque intervention que j'y fais doit, dans la mesure du possible et selon le public, présenter le dernier état de mes recherches et elle nécessite d'être écrite spécifiquement.

Il m'arrive également d'organiser des colloques en accomplissant alors tout un ensemble d'activités extra- académiques nécessaires à la bonne réalisation du colloque (contacts et invitation, organisation logistique, billets, hôtels, etc.) Malgré l'importance de ces colloques, j'ai parfois l'impression que j'avance plus dans mon travail à travers les confrontations informelles entre un petit nombre de collègues (3 ou 4) que lors de ces grandes conférences réunissant plus de monde et qui fonctionnent sur un autre mode. Ayant ainsi la chance d'appartenir à une unité de recherche pluridisciplinaire, j'ai régulièrement l'occasion de discuter des différents travaux qui concernent mon champ de recherches avec des collègues qui ne sont pas nécessairement philosophes. Cela se fait dans une forme de collaboration sereine qui est le propre de la recherche scientifque ou philosophique, contrairement à ce que croient une ministre et des « experts » ignorants des exigences du travail intellectuel et prompts à appliquer à toutes les activités le credo compétitif du néo-libéralisme managérial.

Les laboratoires du CNRS comptent encore parmi ces rares lieux de collaboration savante apaisée où, malgré quelques conflits probablement inévitables dans toute organisation professionnelle minimalement hiérarchisée, l'on s'attache à faire un véritable travail intellectuel en prenant le temps nécessaire pour l'accomplir. En ce sens, en tant que philosophe attaché à l'amour de la vérité et à la paix nécessaire pour y parvenir, je m'y sens parfaitement bien - en famille.


- 4) Enfin, restent les tâches et responsabilités administratives, qui ne devraient être que subsidiaires, mais que les chercheurs sont de plus en plus obligés de réaliser. Elles sont en effet en augmentation constante avec la multiplication des couches administratives de gestion de la recherche et les multiples appels à projet (notamment ceux de l'ANR) développés par les gouvernements successifs depuis quelques années. Ces appels à projet, auxquels tout chercheur est forcé de recourir car ils fnancent de plus en plus la recherche au détriment des crédits récurrents souvent en baisse, sont particulièrement chronophages et leurs résultats le plus souvent aléatoires.

Ainsi, combien de temps passé à rédiger un projet scientifque qui doit absolument rentrer dans les « cases » préalablement formatées par des instances administratives souvent bien peu au fait des exigences intellectuelles des sciences humaines et sociales ? Car l'enjeu de celles-ci n'est pas de trouver un « résultat » ou une « application » mais de permettre à la communauté humaine de mieux se comprendre, sous plusieurs aspects (sociaux, affectifs, politiques, existentiels, etc.), la problématique inédite étant bien plus souvent le résultat effectif des réfexions que leur point de départ.

Et combien de temps passé à construire un budget, dont la rigueur comptable conditionnera une éventuelle acceptation du projet alors même que les instances décisionnaires exigeront généralement qu'il soit complètement revu ? Ce temps stérile n'est jamais pris en compte alors même qu'il empiète lourdement (et improductivement) sur la véritable mise en oeuvre de la recherche intellectuelle.

J'ai par ailleurs des responsabilités administratives et scientifiques au sein de mon laboratoire, où je co-dirige un des axes de recherche et participe à plusieurs projets finançant mes recherches (un « Projet International de Collaboration Scientifque » du CNRS avec l'Université de Chicago, et un projet collaboratif régional).

J'en ai également au-dehors, car je participe à la politique scientifique de la Maison des Sciences de l'Homme locale, où l'organisation démocratique permet de travailler sereinement. Ces activités prennent du temps : j'assiste à plusieurs réunions de travail par semaine, je dois rencontrer les chercheurs de la région, mais aussi les représentants des tutelles et des collectivités locales, élaborer et rédiger les différents axes de recherches thématiques, préparer les séminaires et activités de valorisation de la recherche à destination soit du grand public, soit des pairs, etc. Ces activités sont donc parfois réalisées au détriment des activités de recherche, mais elles rappellent toutefois, d'une part, tout le travail que réalisent, pour nous chercheurs, les agents administratifs et, d'autre part, les conditions très concrètes qui permettent aux laboratoires d'exister et à l'activité intellectuelle et scientifque de s'y développer.

Il me semble dès lors important d'y participer - tout comme les universitaires participent activement au fonctionnement de leurs universités d'appartenance - sous peine de voir ces activités gérées selon des principes purement managériaux. La participation à la gestion de la recherche est aussi un gage d'une organisation démocratique et la seule propre à favoriser les conditions du travail intellectuel.


- 5) J'ajoute à tout cela d'éventuelles charges de cours. Je les fais volontairement en complément de mes recherches, notamment les cours de Master qui visent à « former à la recherche par la recherche » des étudiants qui, par là, y contribuent.


Fais-je mes 35 heures de travail hebdomadaire légales ? Comme la plupart des enseignants-chercheurs et des chercheurs, j'en fais probablement bien plus. J'avoue que je n'ai jamais vraiment compté (l'évaluation du temps de lecture, d'écriture et de réfexion est diffcile), car une des spécificités du métier de chercheur (du moins en philosophie) est que son activité professionnelle tend à se confondre avec sa vie personnelle (au détriment, parfois, de sa vie familiale). En effet, il trouve généralement un agrément à faire le métier qu'il fait, qu'il a choisi et pour lequel il a souvent travaillé d'arrache-pied, notamment parce que ses réfexions philosophiques ont souvent une importance quant à la vie qu'il entend mener.

Bruno Ambroise, Chargé de Recherche au CURAPP (UMR 6054) http://www.u-picardie.fr/labo/curapp/spip.php?article276

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