Ô toi qui aimes le pouvoir et qui es convaincu de l’excellence de ta vision pour ton université, ne renonce pas ! Une analyse superficielle pourrait te faire croire que la prolifération des instances et des contraintes déontologiques ne te permettra plus d’exercer réellement le pouvoir. La déontologie semble désormais incontournable, et garantie par une impressionnante collection de lois, de décrets, de règlements, de chartes, de rapports, de collèges, d’offices, de comités, de référents…
Certes ! Mais l’Université Grenoble Alpes a pu commettre plusieurs manquements à la déontologie (résumés pages 26 à 28 ici), se mettre hors la loi, et ignorer les principales recommandations des instances déontologiques. Ceci prouve qu’en réalité la déontologie académique peut être violée en toute impunité. En pratique, voici comment procéder.
Commence par affirmer fortement ton attachement à la déontologie, en faisant voter dans ton établissement un code de déontologie parfaitement clair (interdisant en particulier à un membre de la commission de sélection des projets du programme phare de l’initiative d’excellence – « Idex » - de ton établissement « d’examiner un projet porté par un collègue avec lequel il aurait collaboré ou publié au cours des cinq dernières années »). Pense à bien mettre en avant l’importance du respect de la confidentialité. Lorsque tu ne respecteras pas ce code, par exemple en t’imposant dans la commission de sélection des projets de ce programme phare (dont le règlement ne prévoyait pas ta présence) et en y participant à un vote qui permettra d’attribuer un financement de plus d’un million d’Euros au projet de l’un de tes proches (avec lequel tu auras largement co-publié), il sera difficile aux témoins de le faire savoir aux victimes.
Quoi, tu trembles à l’idée de manquements aussi grossiers à la déontologie, tu n’imagines pas de les commettre devant tant de collègues, qui ne pourront manquer de s’en apercevoir ? Calme-toi ! D’abord, peu de chance que les victimes soient informées, et donc se plaignent : puisque ton nom n’apparaît pas dans la commission de sélection, les porteurs de projet ne devraient même pas savoir que tu y as participé. Ensuite, si préalablement tu as montré ta puissance, les membres de cette commission de sélection craindront de te déplaire, et préfèreront très vraisemblablement agir comme s’ils n’avaient rien remarqué.
Il peut arriver que par malheur les victimes soient informées de tes agissements : pas de panique ! Si une victime signale tes manquements à ses tutelles, réagis immédiatement et fortement. Bien sûr, refuse avec dédain les propositions de solution amiable que pourrait te proposer la victime. Pas question par exemple de reconnaître une erreur et de reprendre à zéro le processus de sélection en respectant le principe d’impartialité et les règles de ton université. Commence par tenter de désamorcer la bombe en accusant la victime de « malveillance » et en lui indiquant « qu’il y aura des conséquences ». Si la victime n’est pas idiote, elle comprendra ce message très clair et renoncera.
Mais si elle est stupide et têtue, et ne se laisse pas intimider ? Pas de souci, te dis-je ! Profite de ton autorité pour prendre toi-même le signalement en main, au lieu de laisser les tutelles auxquelles s’est adressée la victime s’en occuper. Quoi, tu hésiterais à présider le comité qui analysera le signalement ? Tu crains que les dignes membres du plus haut conseil de ton Idex, parmi lesquels les représentants des plus prestigieux organismes de recherche français, s’offusquent de te voir en position de présider l’examen d’un signalement dans lequel tu apparais comme mis en cause ? Tu redoutes qu’ils s’étonnent de la violation évidente du principe d’impartialité et du principe du contradictoire, puisque le plaignant n’assistera pas à la séance ? C’est que tu sous-estimes l’importance que tu revêts aux yeux de ces organismes nationaux ! Tu auras en effet préalablement fait le nécessaire pour leur faire croire que tu étais un personnage providentiel, irremplaçable dans ta position. Tu peux compter sur l’omerta si bien décrite par Pierre Corvol dans son rapport sur l’intégrité scientifique : « l’instruction de dossiers de fraude nuit à l’image et à la réputation d’une université ou d’un organisme, de là une omerta plus ou moins consciente qui représente un véritable danger de l’intérieur ». Tu es protégé par l’énormité même de tes agissements : impossible de reconnaître que tu as fait une erreur, car cette erreur risquerait d’être qualifiée de faute, et les organismes fondateurs d’une « communauté d’universités ou d’établissements », ou d’un « établissement public expérimental », ne veulent pas être associés à une faute. Donc tu peux arriver serein au comité de pilotage de ton Idex : personne ne réagira en te voyant cumuler les rôles de président, de mis en cause, de « procureur » et « d’avocat », et ce comité conclura benoîtement qu’en réalité il est « difficile d’appliquer le critère d’absence de publication commune » qu’avait imposé le code de déontologie, et n’hésitera pas à modifier rétroactivement le règlement de l’appel à projets en décidant a posteriori de « valider la participation du porteur de l’Idex aux votes sur les projets stratégiques », même si le règlement de l’appel à projets en question ne prévoyait pas cette participation. La victime devrait, après ce coup de massue de la décision du comité de pilotage de ton Idex, se rendre à l’évidence de l’impossibilité d’obtenir justice et réparation par les instances universitaires locales, et jeter l’éponge.
Mais si elle persiste, et porte l’affaire devant la plus haute instance scientifique de ton université, son conseil académique ? Dans ce cas, n’oublie pas que les conseils de ton établissement sont par construction (puisqu’ils reflètent l’équilibre qui a conduit à ton élection) constitués en majorité de collègues qui pour diverses raisons, bonnes ou mauvaises, sont prêts à te soutenir contre vents et marées (on appelle ça la fidélité, et en temps normal c’est une belle qualité) ! Si tu manœuvres habilement et avec autorité, en déclarant sans hésiter, à l’unisson du président de la commission de sélection de l’appel à projets, que « les règles votées en conseil académique ont été respectées », seuls un ou deux syndicalistes teigneux oseront te contredire et voter contre toi. Les moins lâches des membres du conseil pousseront leur courage jusqu’à s’abstenir, et la majorité silencieuse n’hésitera pas à voter contre toute évidence des résolutions confirmant la régularité de tes actions. Qui oserait contester tes méthodes et risquer de se trouver écarté du ruissellement des ressources de l’Idex, si tu montres par ton assurance l’étendue et la solidité de ton pouvoir ? Toutes les voies de recours locales auront été épuisées, cette fois tu devrais être définitivement tranquille !
Oui, mais, si une victime s’imagine naïvement, forte de son bon droit, qu’elle pourra obtenir justice devant un tribunal ou devant les instances déontologiques ?
Mais quel froussard tu fais ! Je te dis que tout va bien se passer ! Pour le tribunal, joue la montre ! Attends le dernier moment (tu peux facilement gagner un an) pour produire ton mémoire en défense : plus le temps passe, plus tu pourras dire que l’affaire est ancienne et qu’il faut se tourner vers l’avenir. La victime apparaîtra comme un obstacle sur la route de l’excellence de ton établissement, tout le monde voudra tourner la page. Des années après les faits, le jour où le tribunal annulera tes décisions en rappelant sévèrement que « l’administration est tenue à respecter ses propres règles », joue sur les mots ! Qui osera contester ton affirmation qu’un jugement fondé sur le non-respect d’un règlement explicite, à l’élaboration duquel tu avais participé, met en lumière un simple « vice de procédure », et non un manquement à la déontologie ? Si des syndicats sourcilleux demandent que ton conseil d’administration se saisisse du jugement pour comprendre ce qui s’est passé, n’hésite pas à présider l’examen de cette demande, que ton conseil d’administration rejettera : qui osera faire observer qu’il s’agit d’un nouveau possible conflit d’intérêt ?
Pour les instances déontologiques, fais profil bas, mais ne reconnais jamais tes manquements à la déontologie. Lorsque les instances déontologiques auront établi l’existence de multiples manquements, détourne l’attention de tes propres manquements en reconnaissant non pas ta responsabilité personnelle, mais une erreur collective, et des erreurs personnelles vénielles que personne ne te reproche. Annonce clairement ta volonté d’appliquer intégralement les recommandations des instances déontologiques. Bien sûr, là aussi, joue la confidentialité : adresse ta réponse au Collège de déontologie du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (MESR). Ce Collège, la plus haute instance déontologique française, tout en s’affirmant attaché au respect du principe du contradictoire, ne transmettra pas ta réponse à la victime, sous prétexte du « respect des droits de la défense » (et tant pis si, ce faisant, il ne respecte ni la déontologie ni le décret du 3 décembre 2021, qui tous deux exigent que les procédures en la matière soient transparentes et contradictoires). Certes, la victime pourra forcer le Collège à lui transmettre ta réponse en passant par la Commission d’accès aux documents administratifs. Mais ce sera trop tard pour dissiper à temps le rideau de fumée que tu auras ainsi déployé. Compte sur l’indulgence de tes pairs dans les instances déontologiques : ils croiront sur parole tes engagement de suivre leurs recommandations, et sauront oublier les arguments les plus dérangeants de la victime.
L’idéal serait qu’en réaction aux recommandations des instances déontologiques, ton établissement lance un groupe de travail sur la déontologie, mais attention, celui-ci ne doit surtout pas examiner ce qui s’est passé. Il suffit pour cela de déclarer que l’important est de se tourner vers l’avenir… Au passage, il conviendra que ce groupe de travail propose un code de conduite qui, s’il avait été applicable à l’époque de tes manquements, aurait transformé ceux-ci d’un coup de baguette magique en comportements acceptables.
Laisse passer un peu de temps, et oublie tout simplement les recommandations du Collège de déontologie du MESR, par exemple en confiant à nouveau à un jury purement local la sélection de la nouvelle édition de l’appel à projets phare de l’initiative d’excellence de ton établissement, à rebours des recommandations explicites du Collège (tellement importantes à ses yeux qu’il avait pris la peine de les publier dans le bulletin officiel du MESR, pour que toutes les Idex les mettent en œuvre). Ne crains rien : le Collège mangera son chapeau et fermera les yeux sur la violation de ses propres recommandations et de ton engagement solennel de « changer de méthode ». Bien sûr, « oublie » de mentionner les manquements à la déontologie dans les documents d’auto-évaluation que te demanderont régulièrement le Haut comité d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche et les jurys internationaux chargés d’évaluer ton établissement. Sois serein : même si l’attention de ces instances est spécifiquement alertée sur ces « oublis », elles sauront détourner pudiquement le regard…
Si tu suis mes conseils, ton impunité est garantie : tu pourras « en même temps » affirmer haut et fort ton attachement à la déontologie, et en pratique la considérer comme la cinquième roue du char de l’excellence !
PS. Chère lectrice, cher lecteur, toi qui toute ta vie as fait de ton mieux pour respecter la déontologie, interroge-toi devant cette hypocrisie, individuelle mais aussi systémique. Dans le monde académique, la fin justifie-t-elle les moyens ? Faut-il rire ou pleurer ? Admirer l’habileté des hypocrites ou les conduire devant des instances disciplinaires ? Considérer la déontologie comme un bel idéal à afficher, mais que le pragmatisme commande de violer quand il ralentit la marche triomphale de l’excellence, ou comme un impératif catégorique ? Se taire et courtiser les hypocrites, ou hurler et exiger une réforme rapide et profonde de l’arsenal de lutte contre les manquements à la déontologie, même si la lassitude gagne, après bientôt 7 ans de combat infructueux ?
Philippe Cinquin
Professeur à l'Université Grenoble Alpes