Billet de blog 7 septembre 2014

Juliette Keating (avatar)

Juliette Keating

Abonné·e de Mediapart

Madeleine Melquiond, «Chère mère détestée»

Pire que toujours. Égocentrique, capricieuse, autoritaire, hypocondriaque à aller enquiquiner nuit et jour les urgences débordées, alors qu'après une scène pour passer devant les autres et une batterie d'examens médicaux : rien, encore rien ! En pleine forme ! Ou presque...

Juliette Keating (avatar)

Juliette Keating

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Pire que toujours. Égocentrique, capricieuse, autoritaire, hypocondriaque à aller enquiquiner nuit et jour les urgences débordées, alors qu'après une scène pour passer devant les autres et une batterie d'examens médicaux : rien, encore rien ! En pleine forme ! Ou presque...

La mère. Celle dont Madeleine a écopé, puisqu'on ne choisit pas. Sa mère vieillissante.

Illustration 1
Madeleine Melquiond © Pierre Montant

Chère mère détestée, tel est le titre contradictoire du témoignage que livre Madeleine Melquiond sur ses relations avec celle qui l'a mise au monde. Mère dominatrice, possessive. Adolescente, Madeleine n'a pas su « faire sa crise ». A quatorze ans, elle n'a rien dit et encaissé les humiliations maternelles infligées sous l'hypocrite grimace du souci de bien élever la fillette, comme on dresse un petit animal soumis. L'orage éclate, des années après. Madeleine vide enfin son sac, se libère de tout ce qui a gâché sa vie devant la coupable, qui la laisse dire en mimant la stupéfaction. Mais c'est trop tard ! Les premiers signes de la maladie d'Alzheimer se lisent d'abord dans des troubles du comportement qui ne sont que l’aggravation pathologique du caractère de chien qui la caractérise. Madeleine ne laisse pas tomber sa mère atteinte par cette terrible maladie, sans vraiment savoir si elle aime la détester ou si elle déteste l'aimer.

Pourquoi, lorsque toi, mère détestée, tu t'es vraiment enfoncée dans la vieillesse, lorsque tu as montré les premiers signes de dépérissement cérébral, pourquoi te suis-je restée fidèle ? Pourquoi ai-je sans hésiter, pris le parti de t'accompagner dans la dernière séquence de ta vie, celle de ton grand âge ?

C'est une question que je me pose encore. J'ai agi envers toi, somme toute, comme liée par un pacte immémorial : l'enfant ne doit pas abandonner sa mère dans sa fin de vie. Quel lien obscur, archaïque, inexprimable, me fait encore m'occuper de toi, maintenant que tu es à ma merci, dans une maison de retraite, démente ?

Dans Chère mère détestée, Madeleine Melquiond s'adresse à celle qui ne peut plus lui répondre. Celle à qui, trop longtemps, elle n'a pas su

Illustration 2
Madeleine Melquiond © Pierre Montant


parler, avec laquelle elle ne s'est jamais vraiment confronté, même quand, jeune femme, elle s'engagea en 1968 dans un combat politique opposé aux valeurs maternelles. Elle revient sur le passé, le relit, sans interdit, sans indulgence factice, tout en décrivant la maladie qui va transformer la relation mère-fille et finalement l'apaiser. Le portrait de la mère est brossé sans bienveillance déplacée, dans un style nerveux, incisif, mais non dénué d'humour et d'autodérision, ni même parfois de tendresse. La mère de Madeleine, avec son obsession de la réussite sociale, de l'argent, des convenances bourgeoises et catholiques qui savent si bien se passer des attentions simplement humaines et du respect d'autrui, avec son mépris pour ses maris successifs et surtout pour sa fille qu'elle ne veut pas voir s'émanciper et dont elle se sert comme faire valoir mondain, puisqu'elle est si sage et si brillante élève, est un monument d'incompréhensible égoïsme. Mais le tableau de la vie à la (pourtant confortable) maison de retraite, comme la description à la fois cruelle et sensible des attaques de la maladie sur le corps et l'esprit de la vieille femme, lui redonne la commune humanité qui fait du plus faible d'entre nous, aussi pénible soit-il, le reflet de tous les autres.

Je suis là, devant toi. Tu me parles de façon décousue, en te trompant beaucoup sur des faits tout simples de ta vie. La démence fait son chemin très vite depuis ton arrivée. Tu crois, dur comme fer, que ta mère est vivante et ton frère aussi. Tu déclares du ton le plus naturel : « mon frère m'a téléphoné. » Je dois rectifier, parler d'autres choses. D'inutilités, pour meubler le temps. Je m'aperçois dans la grande glace de la salle à manger, en face de notre table, sans me reconnaître. Horreur ! Je me suis prise pour une des pensionnaires. J'ai peur, soudain. Oui, moi aussi, quand tu auras cessé de vivre ou même avant, j'irai peut-être dans une maison semblable, me prêter à la même comédie, bouffonne parmi les bouffons. Envie de prendre la fuite. J'articule : « Ce soir, je ne m'attarderai pas. J'ai un rendez-vous. » J'invente, dans ma hâte de me retrouver hors de ce faux semblant de vie normale, hors de cette ménagerie où caquettent de vieux macaques et de vieille guenons.

Si Chère mère détestée est un témoignage sur des relations mère-fille un peu particulières mais pas uniques en leur genre, Madeleine Melquiond ouvre sur des interrogations beaucoup plus larges sur l'extrême vieillesse, sur la maladie et la place que notre société accorde au grand âge. Bien plus qu'un règlement de comptes tardif, ce texte que l'on lit d'une traite est aussi une réflexion sur la force de ce qui nous lie aux autres, nos proches malgré tout.

Madeleine Melquiond Chère mère détestée Editions Max Milo, 2014

Illustration 3
Madeleine Melquiond © Pierre Montant

Ancienne élève de l'école normale supérieure et agrégée d'histoire, Madeleine Melquiond a été journaliste. Elle a publié Longtemps j'ai vécu avec une bouteille (Albin Michel, 2007) et On n'est pas sérieux quand on a 60 ans (Max Milo Éditions, 2003).

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.