Une nouvelle rencontre des Filles du Loir! Le vendredi 13 décembre, les Filles du Loir reçoivent Stéphane Michaka pour son roman Ciseaux (2012).
Un article écrit en collaboration avec Stéphanie Perrin, animatrice de l'association de lecteurs, les Filles du loir.
« Dieu tout puissant, Douglas, sors moi de là. »
Qu'est-ce qu'il peut faire d'autre, puisque l'écriture est sa survie? Boulots alimentaires, femmes, alcool, ça prend du temps tout ça. Alors, il fait court, Raymond. Il est nouvelliste, il a publié une poignée de nouvelles dans des revues que personne ne lit. Il écrit, et comme tous les écrivains de l'ombre, il veut être reconnu et admiré. Pourquoi pas lui dans la lumière? Raymond vieillit. Quand le grand Douglas décide de le publier en recueil, il n'en croit pas ses oreilles. Le fameux éditeur! Est-ce un rêve, est-ce un cauchemar? Douglas se présente : « Dans le métier, on m'appelle "Ciseaux". »
Stéphane Michaka est l'auteur de deux polars, dont un loufoque, Elvis sur Seine, où l'on découvre qu'Elvis vit en bourgeois dans un bel immeuble art nouveau du septième arrondissement de Paris et n'a pas l'intention que ça se sache. Michaka écrit aussi pour le théâtre. D'ailleurs, Ciseaux, ce roman d'un genre hybride, a d'abord été conçu pour la scène. Polyphonie à quatre voix où se mêlent de l'épistolaire et des pastiches, Ciseaux est un roman de forme atypique construit autour du personnage de Raymond, un nouvelliste américain qui a tout du célèbre Carver. A la fois drôle, caustique, tendre et horripilant, Michaka joue de tous les registres, dans un texte sur la littérature qui questionne les rapports entre un auteur et son éditeur. Ciseaux est un roman sur le délicat problème de la paternité d'une œuvre.
Qui est Raymond? C'est Carver, avec ses deux mariages, son alcoolisme, sa désintoxication, et une machine à écrire sur laquelle il frappe les occasions douloureuses de sa vie. Raymond écrit « le réel avec un pas de côté », cet écart qui fait l’œuvre selon Douglas. Douglas, c'est Gordon Lish, l'éditeur qui sort « Raymond de la poubelle » et, à coups de ciseaux, taille le texte pour créer Carver. Pas de Raymond sans Douglas? Pas de Carver sans Lish? Mais pas non plus de Lish sans Carver ? Le roman de Michaka donne à chacun la parole, ouvre la controverse à tous les points de vue.
Michaka écrit d'excellents pastiches des nouvelles de Raymond, dans leur version longue, celle d'avant ce que Johanne, la deuxième femme, la veuve, appelle le « charcutage » de Douglas. Plutôt que celle du cannibalisme, Douglas préfère la métaphore horticole. Certes, il dégraisse les nouvelles de Raymond. Mais s'attaquant au manuscrit de Pétunias, qu'il rebaptise aussitôt Compost, Douglas gratte ses squames et souffle : « il faut que je défriche.» Tailler les branches gourmandes, émonder les rameaux inutiles pour dégager la belle plante : Raymond reconnaît le travail de Douglas, mais il le fait souffrir : « Je n'ai rien contre un peu d'élagage, rafraîchir ici et là, pas de doute, tu sais y faire... Mais deux pages et demie, c'est dépasser les bornes ! », au point de se révolter : « je ne veux plus que tu tronçonne mes nouvelles. » Colère sans conséquence. En signant le contrat d'édition que lui tend Douglas, Raymond se soumet aux lames tranchantes des ses ciseaux.
Est-on encore l'auteur de ses œuvres quand elles ont été transformées, réécrites par un autre ? Est-on encore un écrivain quand tout ce qui sort de sa plume se voit impitoyablement retaillé, les titres changés comme les noms des personnages ? Marianne, la première femme de Raymond, ne le croit pas. Elle s'indigne de ce que Douglas fait subir à celui dont elle admire le talent et qu'elle a toujours soutenu : « Dix ans que je défends ce qu'il écrit, dix ans que je supporte... il y avait tellement de mots barrés. Pas juste des mots, pas justes des phrases, mais des pages entières. Comme si les nouvelles de Raymond c'était très peu de mots et beaucoup de silence. Mais ses nouvelles, c'est lui, ça déborde. Pour qui il se prend ce Douglas ? » En touchant au style de Raymond, Douglas met en danger son identité, l'ampute d'une partie de lui-même. Raymond ne se reconnaît plus : « Ce n'est plus de moi », « Je n'ai pas écrit vingt-deux nouvelles tranchantes comme le désespoir. J'ignore quel est ce désespoir, Douglas, est-ce le tien ? » Et c'est l'impuissance qui guette Raymond, alors même que Douglas a réalisé son rêve, qu'il est enfin un écrivain connu et admiré : « Si une seule de mes nouvelles était publiées dans ta version, je crois que je serais incapable d'écrire à nouveau. Oui, c'est ce que je redoute.»
« Connais-moi, connais mes histoires. C'est ce que chacune de mes nouvelles chuchotait aux lecteurs » confie Douglas à Johanne, l'exécutrice testamentaire de Raymond. Elle s'en étonne « Tes nouvelles ? » Écrivain frustré faute d'avoir vécu, « vampire », « ventriloque littéraire », l'éditeur se nourrit de l’œuvre des autres pour construire la sienne. Douglas refuse d'être pris pour un dieu. « Je ne suis pas Dieu le Père », mais il se veut démiurge. Il voit, au-delà des imperfections d'un manuscrit toujours bancal, l’œuvre splendide qu'il contient et qu'il lui appartient à lui, Ciseaux, de révéler. « Capitaine des conteurs », il s'étonne de son pouvoir, s'en effare. Imbibé d'alcool alors qu'il va quitter sa maison d'édition pour une autre, emportant ses auteurs comme autant de titres de propriété, il interpelle Raymond : « Dis-leur, dis-leur que tu es ma créature... » Mais Raymond ne répond pas : il est mort. C'est « la boisson qui a eut raison de lui.»
Dans Ciseaux, Michaka fait un portrait sans flatterie du grand écrivain américain devenu personnage de roman. Égoïste, désireux d'être publié jusqu'à la faiblesse, mais traversé par le doute, Raymond souffre dans l'écriture comme en amour et ne sort pas indemne de l'épreuve que constitue la tant attendue publication de son œuvre. Pourtant, on sent tout au long du roman beaucoup d'admiration et de sympathie pour cet auteur antihéros. Le lecteur, qui entre dans les cuisines éditoriales dont l'accès lui est d'habitude interdit, en sort ravi mais ébranlé, impatient de se replonger dans la lecture de Carver, aujourd'hui publié dans les deux versions, pour se faire sa propre idée et, peut-être, délivrer Raymond de l'emprise de Douglas.
Association Les Filles du loir
Rencontre avec Stéphane Michaka pour son roman Ciseaux,
Vendredi 13 décembre 2013 à 19 heures, librairie L'Imagigraphe, 84 rue Oberkampf, Paris XI.