Billet de blog 10 février 2016

Juliette Keating (avatar)

Juliette Keating

Abonné·e de Mediapart

Notre désir est sans remède, Mathieu Larnaudie

Le titre du dernier roman de Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède, a le grand mérite de poser d'emblée le sujet du livre en même temps que sa nature. Ce sera une histoire de désir, donc d'absence, de dérobade. Quelque chose nous échappera.

Juliette Keating (avatar)

Juliette Keating

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Star creuse

par Sébastien Omont*

Illustration 1
notre-desir-est-sans-remede-1

Le titre du dernier roman de Mathieu Larnaudie, Notre désir est sans remède, a le grand mérite de poser d'emblée le sujet du livre en même temps que sa nature. Ce sera une histoire de désir, donc d'absence, de dérobade. Quelque chose nous échappera.

Après le film Frances, avec Jessica Lange, dans les années quatre-vingts, et la chanson de Nirvana, « Frances Farmer will have her revenge on Seattle », Mathieu Larnaudie se penche à son tour sur l'actrice américaine, star naissante foudroyée en pleine ascension par, au choix, le conformisme de la société américaine ou ses propres démons. Au premier regard, nous voilà face à un sujet de biopic par excellence : une jeune fille ordinaire se trouve élevée à la gloire pour mieux connaître une chute vertigineuse, suivie d'un difficile retour à la normalité. La jeune Frances tourne avec Cary Grant et Howard Hawks. Elle est grande, mince, belle, blonde et intelligente. C'est le type de beauté wasp qu'illustrera un peu plus tard Grace Kelly ; elle aurait pu être princesse de Monaco. Ou, française, selon la fausse promesse de son nom, pour nous si étrange avec son pluriel improbable, elle aurait joué dans cent-quarante films et se serait tout permis, telle Catherine Deneuve. Au lieu de quoi, elle écrira que Dieu est mort, visitera l'URSS, intégrera une troupe théâtrale communiste, conduira en état d'ivresse, frappera un policier, puis sa mère. Accumulation de crimes qui , dans les États-Unis des années quarante, ne pouvait être perçue que comme signe de folie : elle passera plus de cinq ans en asile psychiatrique, dans des conditions inhumaines. Ramenée à la raison, on peut le supposer, par les bains d'eau glacée, les comas provoqués, les électrochocs et les doses massives de médicaments, elle avait gagnée le droit à une vie banale (elle fut réceptionniste dans un hôtel) et, par là même, à la rédemption, grâce à la télévision. Invitée d'une émission sur les « vrais gens », elle regagnera juste assez de célébrité pour pouvoir en présenter une autre, l'après-midi, sur une chaîne locale.

Mais ce destin brisé n'est pas ce qui semble intéresser Mathieu Larnaudie. Il n'en livre d'ailleurs que des aperçus, comme des tranches : le roman est construit en chapitres correspondant à sept moments de la vie de Frances, disjoints et présentés dans un ordre ne respectant pas la chronologie, comme s'il n'y avait aucune cohérence, aucun enchaînement de cause à effet dans cette histoire ; le sens de cette existence restant inconnaissable, irracontable. Non, nous ne pouvons savoir, auteur ou lecteurs, ce qui se passait dans la tête de Frances Farmer. Était-elle atteinte par la folie ? Ou ses séjours en institution psychiatrique en ont-ils créé les symptômes ? Et qu'est-ce que la folie ?Sommes-nous face à un cas d'autodestruction ? D'hybris tragique ? De révolte contre trop d'étouffements successifs – sa mère, Hollywood, les hommes, l'Amérique – ? Ou d'une personnalité originale brisée par l'intolérance sociale ? À aucun moment, Mathieu Larnaudie ne propose une réponse. Il ne déroule pas une interprétation de la vie de Frances Farmer. Il n'en donne à voir que quelques scènes, et c'est la force du livre, .

Notre désir est sans remède ; écrivain, lecteur et spectateur. L'autre est inconnaissable au-delà du spectacle qu'il nous joue, souvent à son corps défendant. La douleur d'autant plus grande qu'il nous séduit, c'est ce que sursignifie, dans toute sa gloire, la star de cinéma. Marilyn Monroe laisse éternellement tomber sa flasque dans les toilettes de Certains l'aiment chaud ; nous ne pouvons pas la ramasser. Isabelle Adjani parcourt à jamais la lande des Sœurs Brontë ; nous ne marcherons pas à ses côtés. Et ceux qui les ont touchées ne les ont pas plus atteintes. Comme le soldat qui après avoir couché avec Frances Farmer à l'asile psychiatrique, ne reconnaît pas la star qu'on lui a promise : « C'était pas elle ». « Si, c'est elle », répond l'infirmier. Nous sommes au spectacle, nous voudrions tout savoir de celle qui fut tout en haut de l'affiche et qui a eu une existence si tragique. Nous voudrions que l'auteur l'ouvre pour nous, la mette à nu : organes, sentiments, raisons. Mais c'est impossible ; « c'est elle », pourtant nous ne pouvons la connaître, et tout le livre s'ordonne autour de ce trou noir, conférant à cette Frances une intensité et une présence qu'il aurait difficilement pu lui donner en racontant sa vie. Mathieu Larnaudie a écrit un roman en creux, où l'on capte quelquefois des éclats de lumière dans l'obscurité, des images fugitives de Frances, et d'autant plus fortes.

Notre désir est sans remède ; comme fut celui de l'actrice ; ce qu'elle a cherché à atteindre par le cinéma, puis par le théâtre, elle ne l'a pas trouvé. Ni la célébrité, ni l'utopie artistique et communautaire n'ont pu la satisfaire. Dieu était mort depuis le début. Ces déceptions valent bien qu'on roule tous phares allumés en période de black-out, qu'on roue de coups un flic, puis sa mère, qu'on devienne une bonne ménagère et une présentatrice de l télévision.

Kurt Cobain a l'argent, la gloire. Il a une fille, à laquelle il donne le prénom de Frances. Puis il se suicide.

Notre désir est sans remède, chérissons-le.

Illustration 2
Sébastien Omont © DR

Sébastien Omont est un adhérent de longue date aux Filles du loir et membre du comité de rédaction de la revue littéraire La Femelle du requin.

Page Facebook de La Femelle du requin

L'association de lecteurs Les Filles du Loir reçoit Mathieu Larnaudie, vendredi 12 février, librairie Les Traversées, 2 rue Edouard Quenu, 75005 Paris, à partir de 19 heures. Entrée libre.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.