Billet de blog 11 février 2014

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Gabriela Adameşteanu, « Une Matinée perdue »

Jeudi 13 février, l'association de lecteurs Les Filles du loir reçoit Gabriela Adameşteanu, pour son roman Une Matinée perdue (Gallimard, traduction Alain Paruit). Journaliste, nouvelliste, romancière et traductrice, contributrice à la Revue 22, Gabriela Adameşteanu est considérée internationalement comme l'un des grands auteurs roumains contemporains.

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Jeudi 13 février, l'association de lecteurs Les Filles du loir reçoit Gabriela Adameşteanu, pour son roman Une Matinée perdue (Gallimard, traduction Alain Paruit). Journaliste, nouvelliste, romancière et traductrice, contributrice à la Revue 22, Gabriela Adameşteanu est considérée internationalement comme l'un des grands auteurs roumains contemporains.

De l'histoire agitée du XXème siècle, telle que l'ont subie les femmes et les hommes ordinaires, la fiction seule peut créer le tableau baroque et protéiforme apte à saisir la complexité de ce qui a été vécu, ressenti, et pensé. En Roumaine, comme ailleurs, les habitants ont traversé ce siècle de violence et de démesure en essayant tant bien que mal de limiter ses effets destructeurs sur leur vie. Dans Une Matinée perdue, parue pour la première fois en 1984, Gabriela Adameşteanu donne la parole à des bucarestois de différents milieux sociaux, qui tout au long du siècle se croisent, souvent s'opposent , mais se retrouvent dans une même lutte pour la survie. Il y a Vica, la petite vieille toujours affamée, pauvre, une ancienne commerçante devenue couturière sous le régime communiste tandis que son mari découvrait l'usine ; Sophie la bourgeoise mal mariée, en peine d'amour au seuil de la Première Guerre mondiale ; son premier mari le professeur Mironescu, malade, qui voit son mariage sombrer en même temps que le pays bascule dans la guerre ; Ivona, leur fille, que ces francophiles préfèrent appeler Yvonne, de la même génération que Vica et dont le fils adoré est parti vivre à l'Ouest ; Titi, amant de Sophie et arriviste germanophile... Les voix s'interrogent, se répondent et se complètent dans cette fiction polyphonique à la composition millimétrée comme une symphonie, mais une symphonie du désaccord que viennent tempérer parfois de passagères harmonies. Au gré des souvenirs, des retours en arrière, Une matinée perdue offre le portrait poétique et vivant d'une société se déconstruisant et se reconstruisant selon les remous de l'Histoire, qui bouleversèrent trois générations de Roumains.

Gabrielle Napoli, collaboratrice à la Nouvelle Quinzaine littéraire et spécialiste de la littérature d'Europe Centrale, est aussi une animatrice de l'association Les Filles du loir. Elle évoque avec nous sa lecture de Une Matinée perdue.

Juliette Keating : Dans ce roman d'un XXème siècle marqué par le fracas des intérêts et des armes, conduit par les conflits politiques et les décisions des hommes, les femmes tiennent une grande place. Dans Une Matinée perdue, on entend les voix de personnages féminins très différents. Qu'est-ce qui, dans le roman, réunit ces femmes de Roumanie pourtant si opposées ?

Gabrielle Napoli : Ce sont des personnages courageux. Vica est une femme du peuple. Elle fait preuve de détermination pour survivre malgré les difficultés et les malheurs qui ont ponctué sa vie. Vica a perdu sa mère du typhus pendant la Première Guerre mondiale, elle a dû élever seule ses frères et soeurs, à un âge très jeune. Mais on voit que le régime d'après la Seconde Guerre mondiale n'a pas amélioré sa condition : elle vit pauvrement avec son mari et témoigne d'une vision ironique de la réalité sociale. Face à elle, il y a Ivona, une fille de bourgeois aisés. Les deux femmes dialoguent et un certain comique se dégage de la confrontation du prosaïsme de Vica et de l'idéalisme bourgeois qui définit encore Ivona. Malgré la société sans classe du communisme, on voit que les deux femmes sont aussi prisonnières l'une que l'autre de leur origine sociale. Sofia (ou Sophie), la mère d'Ivona, a aussi fait preuve d'un grand courage pour affronter la douleur féminine, lors du terrible avortement qui a failli la tuer, par exemple. Il y a dans le roman de nombreuses réflexions sur la maternité, chacune de ces femmes ayant un rapport différent à l'enfantement. Malgré leurs différences, les femmes se retrouvent dans leur rapport au corps, à l'amour, à leur mari, lors de confessions intimes qui suspendent pour un temps les incompréhensions.

JK : Dans Une Matinée perdue, les personnages incarnent une grande diversité de points de vue sur l'Histoire de la Roumanie du XXème siècle.

GN : Le roman pose la question de l'interprétation : comment interpréter l'Histoire quand elle est du domaine du passé, mais aussi l'Histoire en train de se faire (une longue partie du roman se situe à l'époque de l'entrée en guerre de la Roumanie, en 1916). L'histoire de la Roumanie traverse le roman, surgit dans les interstices, et les personnages semblent désemparés face à ce qui arrive : « Ben tout ça, j'ai du mal à suivre... Une journée de deuil ? Je me rappelle qu'il y en a eu une à la mort de Ferdinand 1er... Et ensuite qu'on a mis du violet à la place du noir pour la reine... Qu'elle cinglée, cette Maria, Dieu ait son âme, toute la vie elle a eu le feu au cul ! Moi, c'est ces deuils-là que je m'en rappelle. Et puis plus tard, le deuil de Staline et le deuil de Gherghiu-Dej. Celui que je m'en souviens le mieux, c'est Gherghiu-Dej, vu que j'ai vu son enterrement à la télé. Le pauvre, qu'est-ce que j'ai pleuré ! Parce que moi, dès qu'il y a un mort, c'est parti. » s'exclame Vica. Mais Ivona se désole : « Elle n'a décidément rien compris aux bouleversements qui ont secoué ce pays ! Elle débite des énormités incroyables... Mais à sa décharge, beaucoup de gens instruits ne valent guère mieux. »

La question de l'interprétation de l'histoire se double d'une autre : comment interpréter les paroles et les actions d'autrui, de celui que j'ai en face de moi, voisine, belle-sœur, amant, mari, neveu, disciple, etc. A la lecture de Une Matinée perdue, ce qui est frappant, c'est l'incommunicabilité qui s'exprime dans ce roman choral: on se parle, on se fait même parfois des confidences, mais le problème de l'interprétation fait que l'on ne se comprend jamais vraiment. Ainsi, la violence de l'Histoire, qui est le thème central de ce roman, s'accompagne d'une violence entre les gens, due à l'impossibilité d'accéder au sens de ce qui est dit, ni à la vérité des intentions. Par exemple, cette réflexion du professeur Mironescu : « Tu en auras assez, assez de constater à nouveau que nous pérorons tous avec l'acharnement et l'intolérance de la bonne foi, que nous croyons tous avoir raison ! Mais qu'elle est au fond la vérité sur chacun d'entre nous lorsqu'il achève sa longue harangue pâteuse et passionnée, pour retourner à son point de départ en guise de conclusion ? »

JK : Quels sont les liens qu'Une Matinée perdue établit entre la grande Histoire et celle, privée, des personnages ?

GN : Ce qui est intéressant, c'est comment Gabriela Adameşteanu montre l'intrusion du politique dans l'intime. L'imbrication du politique et de l'intime semble inévitable. Les tensions, les bouleversements politiques, les régimes qui se succèdent, impriment leur marque sur les relations entre les personnages, au cœur même de leur vie sentimentale. Ainsi, dans le journal qu'il tient au moment de l'entrée en guerre de la Roumanie en 1916, le professeur Mironescu passe sans cesse de réflexions sur la situation politique en Roumanie, à des réflexions sur son mariage, sur ses relations dégradées avec sa femme Sophie. Le conflit mondial a des résonances jusque dans le salon bourgeois où le mari, la femme et l'amant prennent le thé en devisant politique, quelques jours avant les premiers bombardements allemands qui vont frapper la ville et tuer ses habitants. Il y a dans ce roman une volonté de peindre les époques particulièrement difficiles, des époques troublées qui entrent en collision, qui se superposent : « Excepté les scélérats, tous ceux de nos âges en ont trop enduré ! Des générations sacrifiées... Deux guerres, un tremblement de terre, des spoliations, des arrestations arbitraires, des prisons et des camps, la terreur et la misère ! », lance Ivona à Vica. La souffrance individuelle semble être le produit inévitable de l'Histoire. Il n'y a plus d'intimité possible, plus de liberté quand les taches politiques se transmettent par héritage, génération après génération.

JK : Il y a aussi dans Une Matinée perdue, un remarquable travail sur le style...

GN : Le style reflète la vie intérieure des personnages. On peut dire qu'il s'agit d'un roman de l'oralité. Des passages sont de véritables monologues intérieurs, les dialogues sont très travaillés, une partie du roman est un journal : ces différentes plongées dans l'intériorité des personnages privilégient l'oralité. Il y a quelque chose de beckettien dans la première partie, lorsque Vica attend devant la porte close d'Ivona, qui évoque Oh ! Les beaux jours.

JK : On est aussi frappé par la sensualité, l'observation très fine de la nature, de la lumière...

GN : De nombreux souvenirs évoqués par les personnages passent par la mémoire des sensations, des parfums de la végétation, de la chaleur étouffante de l'été. Le jardin des Mironescu, dans lequel évolue Sophie, fait l'objet de multiples remarques sur la couleur changeante du lierre, sur l'essence des arbres et sur les fleurs. La nostalgie, très présente quelque soit l'époque évoquée, se dégage de ces descriptions fines de la nature et plus généralement de l'ambiance sensuelle qui est créée par l'attention aux sonorités, à la luminosité. C'est aussi par l'écriture poétique, sensuelle, qu'est transmise l'idée d'un monde qui s'échappe, qui nous échappe : « On n'entendait qu'un lointain roucoulement de pigeons et, beaucoup plus lointain, l'écho d'un tramway. Sortant d'un nuage blanc, le soleil dessinait brusquement sur le mur les contours nets de la lumière et de l'ombre, et mon sang bouillonnait dès que les souvenirs remontaient en moi. Ils m'étranglaient, mes veines se gonflaient dans ma poitrine et sur mon front, je haletais, je voyais, je sentais le contact rude et velouté de la peau, ah ! nos corps enlacés, issus de la même cuisse... Le soleil disparaissait en même temps que la ligne qui aurait nettement séparé la lumière et l'ombre sur le mur et je sentais mon cœur battre à petit coups inquiets, craintifs. Le chant rauque d'un coq au loin, la branche verticale devant la vitre et ses graines vertes cachées sous les feuilles – seule demeurait la peur. »

Illustration 1
Gabriela Adameşteanu

Les Filles du loir. Rencontre avec Gabriela Adameşteanu, le jeudi 13 février 2014 à la librairie l’Arbre à lettres Mouffetard, 2 rue Édouard Quenu, 75005 Paris. A partir de 19 heures.

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