Billet de blog 25 mai 2015

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Laura Alcoba, la dictature à hauteur d'enfant

Jeudi 28 mai, les Filles du loir invitent Laura Alcoba à la librairie l'Imagigraphe à Paris, pour une rencontre autour des romans de l'auteure qui a vécu en Argentine jusqu'à l'âge de dix ans avant de suivre sa mère, fuyant la répression et la dictature, en France.

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Laura Alcoba © Santiago Filipuzzi

Jeudi 28 mai, les Filles du loir invitent Laura Alcoba à la librairie l'Imagigraphe à Paris, pour une rencontre autour des romans de l'auteure qui a vécu en Argentine jusqu'à l'âge de dix ans avant de suivre sa mère, fuyant la répression et la dictature, en France.

Dans Manèges, petite histoire argentine (2007) et Le Bleu des abeilles (2013), récits d'inspiration autobiographique, Laura Alcoba aborde avec finesse l'expérience toujours extraordinaire et pourtant si partagée de la vie clandestine et de l'exil éprouvés « à hauteur d'enfant ».

 Un article co-écrit avec Delphine Lizot, animatrice de l'association Les Filles du loir.

C'est dans la langue de l'exil que Laura Alcoba raconte, cette langue française que l'enfant de onze ans apprit comme on conquiert un territoire mais sans violence, en s'y fondant, en faisant siennes ses règles et ses étrangetés, finalement plutôt comme un apprivoisement réciproque. Les mots échappent, la syntaxe est retorse et l'accent, malgré les nombreux exercices devant le miroir, persiste à chanter l'ailleurs quand l'enfant voudrait tant rendre son origine indécelable. Les gamins des immeubles voisins, ceux du Blanc-Mesnil, banlieue d'accueil loin de la tour Eiffel et du Paris rêvé, lui renvoient par leurs questions intriguées l'imperfection de ses mots français. Alors, la petite Argentine parle peu : elle garde secret son amour du e muet.

« J'ai aimé mon premier e muet comme tous ceux qui ont suivi. Mais c'est plus que ça en vérité. Je crois que, tous autant qu'ils sont, je les admire. Parfois, il me semble même que les e muets m'émeuvent, au fond. Être à la fois indispensables et silencieuses, voilà quelque chose que les voyelles, en espagnol, ne peuvent pas faire, quelque chose qui leur échappera toujours. J'aime ces lettres muettes qui ne se laissent pas attraper par la voix, ou alors à peine. »

Selon Laura Alcoba, seule la musique du français est appropriée pour retracer son passé douloureux, qui demande une mise à distance afin d'être transcrit, sans pathos ni lyrisme mais avec la simplicité qu'exige le désir d'authenticité. La narratrice du Bleu des abeilles, récit de l'immersion dans un nouveau pays et dans une nouvelle langue, est une enfant réfugiée de 1979. Sa mère est ici mais son père encore là-bas, en prison. Pour ne pas être interceptées par les geôliers, l'espagnol est la langue unique, obligatoire, des lettres dans lesquelles elle lui écrit ses impressions de lecture sur ce roman de Queneau, Les fleurs bleues, qu'il lui a conseillé et qu'elle a dû arracher à l'incompréhension d'une bibliothécaire insistant pour lui fourguer Le petit Nicolas.

Les lettres du père emprisonné, Laura Alcoba a mis bien des années à pouvoir les relire. D'ailleurs, ce n'est pas tant le regard rétrospectif, celui de l'adulte en France sur l'enfant qu'elle fut en Argentine, ni le travail de la mémoire, qui l'intéresse, mais bien de retrouver ce qui est vécu par l'enfant au moment-même des événements qui décident du cours de sa vie.

Fille de révolutionnaires, dont elle retrace le voyage à la Havane et la formation de guerillos dans Les Passagers de l'Anna C. (2012), Laura Alcoba a connu la clandestinité à l'époque où les communistes étaient violemment réprimés par la dictature militaire de Videla. Manèges, dit avec une émotion contenue la confusion des sentiments de l'enfant qui doit soudainement quitter sa maison pour une autre où s'effectuent d'étranges travaux, dissimuler son nom, et vivre avec sa mère qu'elle ne reconnaît pas tant elle a modifié son apparence physique. Le sous-titre, « petite histoire argentine », s'il semble orienter le lecteur vers la découverte de l'histoire individuelle de l'enfant mêlée à la violence de la grande histoire, indique aussi la retenue de la voix. Petite vie, petite voix musicale et apeurée puisque le monde tourne si vite que l'on ne sait jamais ce que l'on découvrira autour de soi quand le manège, pour un instant, s'arrêtera.

« Ma mère m'explique que ça s'appelle « vivre dans la clandestinité » : « maintenant nous allons vivre dans la clandestinité », voilà

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exactement ce qu'elle a dit.

J'écoute en silence. Je comprends bien ce que ma mère me dit mais je ne pense qu'à poser une question : l'école. Si nous vivons cachés, comment ferais-je pour aller à l'école? »

Il faut vivre l'enfance quand on est une enfant, malgré tout. Les préoccupations de l'enfant se confrontent aux impératifs des engagements politiques des parents, des camarades des parents, des hommes et des femmes inconnus qu'elle croise, qu'elle aime parfois, puis qui s'effacent, tués ou disparus. Il est bien difficile de jouer, de s'intéresser aux cheveux des poupées, de manifester sa curiosité, de rire : d'un mot, d'un geste dépend la vie ou la mort, celles des Montoneros, celle de sa mère, la sienne peut-être. Le roman est traversé par cette angoisse diffuse du faux-pas jusque dans les moments où la fillette croit pouvoir s'abandonner à l'amitié : « Oui, je sais que j'ai eu peur, je m'en souviens parfaitement à présent, je me suis sentie comme tombée dans un piège dans cette maison, avec cette superbe créature blonde à chaussures qui demandait avec insistance : « Mais ton nom, ton nom de famille c'est quoi ? Ça n'existe pas des personnes sans nom de famille, tu as forcément un nom de famille ! Ton père et ta mère, c'est monsieur et madame comment ? » Oui ça y est, je m'en souviens maintenant : « mon père et ma mère, ils n'ont pas de nom de famille non plus. C'est monsieur et madame rien du tout, comme moi. »

Ainsi la narratrice n'est pas simplement l'observatrice d'un monde mouvant, dangereusement codé, pour beaucoup indéchiffrable. Si Manèges peut se lire comme un témoignage particulier sur un épisode de l'histoire de l'Argentine, c'est aussi plus largement le récit terrorisé de toutes les enfances qui s'interrogent sur le monde tel que le construisent et le détruisent les adultes autour d'eux.

L'embute, situé dans la nouvelle maison de l'enfant, ce lieu-trou où les Montoneros cachent avec grand soin l'imprimerie clandestine, porte un nom qui n'existe pas, que nul dictionnaire ne recense. Dans le secret absolu de l'embute s'impriment les tracts et les journaux de la résistance au coup d'état de Videla. Derrière des cages à lapins, mignons alibis : un réduit indécelable où se cache la vérité. Et l'on ne peut s'empêcher de songer au lieu secret de la mémoire, dont seule l'écriture en français a su trouver la clé, dit Laura Alcolaba, « tant pour me souvenir que pour voir, après, si j'arrive à oublier un peu. »

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Laura Alcoba © Jean-Luc Bertini

Jeudi 28 mai 2015 à 19h30. Les Filles du loir reçoivent Laura Alcoba à la librairie L'Imagigraphe 84 rue Oberkampf 75011 Paris.

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