Du 12 février 2016 au 12 février 2016
Librairie Les Traversées, 2 rue Edouard Quenu, 75005 Paris, à 19 heures.
Entrée libre
Vendredi 12 février, l'association de lecteurs Les Filles du loir, reçoit Mathieu Larnaudie autour de son livre Strangulation.19 heures, librairie Les traversées, Paris.
Lire Strangulation
par Gabrielle Napoli*

Lire Strangulation, c’est consentir à laisser de côté certaines facilités pour se frotter un peu à l’étrangeté. Étrangeté d’une langue qui ne cède rien aux complaisances du langage, clichés et autres formules toutes faites dont trop souvent nous sommes abreuvés. Étrangeté d’un personnage saisi dans ses décalages et ses distorsions, en butte à une société bourgeoise normative qui s’incarne dans une famille décrite au vitriol.
Le récit prend pour objet Jean, jeune Bordelais installé à Paris, qui s’exerce sans passion au métier de gratte-papier, et avec davantage de désir à l’écriture. Ce récit relève, aux dires d’un mystérieux narrateur qui s’exprime à la première personne du pluriel, d’une chronique librement agencée, et nourrie de documents choisis, en particulier d’une correspondance entre Jean et sa mère. Cette chronique, « imparfaitement tenue des occasions qui signent notre présence en ce monde », s’ouvre par un souhait, formulé sur une scène de crime : celui d’obéir à un « rire aussi noir que le ventre luisant de l’animal étranglé qui gît là, aux pieds de son maître ahuri », qui est aussi son assassin. Entre la mort du jeune singe, Caliban, étranglé, et celle de l’assassin, Jean, sur le front, en novembre 1914, la chronique s’écrit donc, sans respecter d’aucune façon le déroulement chronologique des événements mais jouant au contraire des retours en arrière et du montage, ce qui confère à l’ensemble un tour étrange ; Étrangeté renforcée par une langue délicieusement précise et ironique, aux accents parfois précieux et désuets, qui tranchent avec la modernité de la construction narrative mais aussi de celle des personnages, et du propos. Et c’est en grande partie grâce à la langue que le « rire noir » peut s’élever : le monde étant fêlé, le langage est peut-être « la faille qui traverse le monde de part en part » et peut-être « est-ce en cette fêlure que le rire noir éclate. Cette fêlure qu’est la langue est peut-être le rire même. » Les honneurs du soldat mort sur le front, ces « médailles d’outre-tombe » ne sont que « monnaie de singe » pour celui qui rêva, toute sa vie, de partir, sans jamais quitter sa chambre, ou presque, alors même qu’il s’enivre, dès son plus jeune âge, des senteurs des « ailleurs incommensurables » d’où « s’exsudaient des pulpes moisies ».
Il est frappant de constater la distorsion qui existe entre Jean et la société dont il est issu, famille bordelaise de notables. Il fait l’expérience, sans cesse « de se mouvoir dans l’expérience toujours renouvelée de l’univers inadéquat ». Est-ce un des moteurs de l’écriture ? Toujours est-il que le lecteur averti reconnaît, progressivement, un écrivain méconnu et oublié (on en a tout de même un peu reparlé à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale), Jean de la Ville de Mirmont, auteur entre autres, d’un texte délicieusement ironique lui aussi, Les Dimanches de Jean Dézert.

Puiser son inspiration dans la vie de l’écrivain est une belle idée, à bien des égards.Ce texte aux accents paresseusement décadents propose une vision drôle et poignante tout à la fois des écrivains contemporains de Jean de la Ville de Mirmont, et de leurs relations comme lors du récit des déboires d’Apollinaire auxquels Jean est peu sensible : « Mais du mal-aimé monégasque, de la clique d’agités qui l’entoure, Jean se moque éperdument, comme il se moque plus généralement, malgré le sentiment intermédiaire qui le rabroue parfois, sachant qu’il ne le devrait pas, de la modernité et de ses drames. Il a certes entendu parler, par son camarade Louis Piéchaud, lui-même poète, du recueil sans ponctuation sorti au printemps ; Mauriac lui en a également touché deux mots lapidairement moqueurs, qui n’allèrent cependant pas jusqu’à piquer la curiosité instinctive qui attire tout lecteur normalement constitué, c’est-à-dire nécessairement vicieux un minimum, vers les livres décriés et vers les mauvaises fois de leur assassinat surnuméraire ou de leur réhabilitation. » Gratte-papier dans une administration, il s’empressera de montrer qu’il n’a « rien à voir avec cette sorte de gens dont l’esprit est sans cesse occupé par les vers, les phrases et les paresses qui y circulent ».
La distorsion du personnage avec la société qu’il tente d’habiter est celle d’une faille qui ne traverse pas seulement le monde, mais aussi le personnage lui-même. Il n’y a qu’à voir les différents épisodes qui ponctuent la chronique, relatant les efforts pour obtenir une image de soi, portrait peint ou photographique, celui dans lequel Jean prend la posture du « dormeur du val », où il a l’air « tendrement abruti », réalisé l’année de ses dix-sept ans « c’est-à-dire précisément à l’âge où l’on est Rimbaud ou jamais ». Ne pas vivre sa vie n’exclut pas de la raconter, et le langage, cette faille, est alors peut-être le moyen de « représenter, de soi, la lacune fondamentale ».
Portrait de l’artiste en jeune singe, Strangulation pose la question de ce qu’est un roman contemporain, et de ses rapports au réel et au langage. Nous lisons une authentique volonté de perturber le réel, par la langue, utilisée ici comme force contestataire, dans la mesure où elle vide la réalité de sa substance et la remet en question, sans pour autant en proposer une vision univoque, dépourvue de toute illusion, idéal perdu qu’il faudrait retrouver. C’est peut-être aussi cela qui achèvera de créer, chez le lecteur, ce sentiment si particulier de désir et d’angoisse à la lecture de Strangulation, cette volonté de montrer combien la vérité n’est qu’une « obscène lubie de doctes récitants, de bavards et de raisonneurs. »

Animatrice de l'association Les Filles du loir, Gabrielle Napoli est aussi collaboratrice du nouveau journal de la littérature, des idées et des arts En attendant Nadeau.