Billet de blog 6 juin 2019

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Marie Lafarge (1) comme par hasard

Première approche de Marie Lafarge, femme de lettres méconnue, que j’entreprends de découvrir et de mettre en lumière grâce au défi #JeLaLis.

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Illustration 1

Le hasard m’a proposé ton nom, en troisième. Les deux premières autrices, je ne sais plus qui elles étaient ni pourquoi je les ai écartées. Sur toi, j’ai voulu en savoir plus. Google, réflexe d’aujourd’hui quand la curiosité nous pique : j’ai écrit Marie Lafarge dans ce que notre lexique gonflé de termes techniques désigne par barre de recherche, j’ai appuyé sur la touche entrée du clavier. Et l’ordinateur a affiché des liens vers les sites du world wide web qui parlent de toi à deux siècles de distance. Comme trois millions de personnes chaque jour en France, j’ai cliqué sur Wikipédia. Tu es célèbre sous le patronyme de ton défunt époux Lafarge mais tu t’appelles Marie Aimée Fortunée Capelle. Marie la mal aimée, Marie l’infortunée, je me suis souvenue de toi : je te connaissais, mais de réputation.

J’ai accepté ton nom, qu’un outil numérique de sélection aléatoire a tiré du vivier des femmes de lettres à remettre à leur place, c’est-à-dire à mettre en lumière. Et le défi imaginé par l’association « Le deuxième texte » et d’autres partenaires, de te faire connaître grâce aux réseaux sociaux, mais en tant qu’autrice. Autrice, plutôt qu’empoisonneuse. La rubrique littéraire au lieu des enquêtes, des procédures, des comptes rendus d’audience et des plaidoiries.

Sur ton affaire, ainsi que l’on dit depuis Voltaire pour les procès disputés où l'injustice à sa part, beaucoup se sont déjà penchés. Des historien.nes, des journalistes, des juristes, des philosophes, des dramaturges, des cinéastes aussi. Mais pas mon vieux Dictionnaire universel des noms propres. Le Petit Robert 2 édition 1986, dépoussiéré pour l’occasion, ne mentionne pas de Lafarge mais cet homonyme : Capelle, Pierre, poète, chansonnier et vaudevilliste français, ton contemporain littérateur de goguettes mort un an avant toi en sa ville natale de Montauban.

Marie aurait assassiné son mari Lafarge avec l’arsenic, ou ne l’aurait pas. Marie la prétendue empoisonneuse est jugée coupable et condamnée aux travaux forcés, peine commuée à la rétention à perpétuité quand ton état de santé se dégrade. Il empirera dans les geôles de Montpellier, où tu attrapes la tuberculose. Puis, suggère Wikipédia, ta situation s’améliore un peu dans la maison de santé de Saint-Remy-de-Provence. Tu avais vingt-quatre ans le jour de ta condamnation au bagne des femmes. Tu resteras douze ans détenue, jusqu’à ce que Louis Napoléon Bonaparte te gracie quelques mois avant ta mort. Tu seras pour toujours une énigme, cette phrase lue ici et là comme un refrain.

Vie brève et pour un tiers emprisonnée. Vie extraordinaire mais surtout vie d’une femme de ton siècle, le dix-neuvième, où les femmes n’avaient pas de droits. Même les filles de baron d’empire, même les bâtardes adultérines de la branche d’Orléans, ces proies des chasseurs de dots comme Lafarge. Aux filles riches, on apprenait à lire et à écrire, à remplir le temps où les pauvres s’usaient au travail. En prison, tu as écrit. Tes mémoires, des lettres. Marie, qu'aurais-tu écrit sans l’affaire Lafarge ?

Nous nous sommes déjà croisées. J’ai oublié quel fut le lieu de notre première rencontre : une note de bas de page ? Une observation au détour d’une introduction, d’un appareil critique ? Quel qu’il soit, c’est un lieu de relégation. J’ai lu ton nom dans l’ombre du grand Flaubert. Marie Lafarge, avec Madame Delamare tu aurais été une inspiratrice pour le personnage d’Emma Bovary. Comment être sûres si Gustave n’en a rien dit ? Faute d’une meilleure place dans la société des hommes, les femmes de ton époque hantent la rubrique des faits divers. Flaubert, qui les lisait, eut aussi son procès en immoralisme : l’affaire Bovary. L’écrivain fut acquitté et connu le succès littéraire.

En indécrottable bonne élève, je me demande si je ne devrais pas lire tout ce qui a déjà été écrit sur toi. Me faire une bibliographie, des fiches, me référer aux autorités savantes qui se sont longuement intéressées au cas Lafarge. Et puis non. Marie Capelle, j’ai envie de te découvrir à travers tes écrits que j’ignore encore, te laisser te dire.

Tu es morte en 1852, deux après l’invention de la machine à écrire avec ruban encreur. Dix-huit ans avant sa commercialisation. J’apprends que les premières machines étaient destinées aux aveugles et frappaient l’alphabet de Louis Braille, ton exact contemporain. L’écriture, pour toi, c’était la plume d’oie sur le papier, la rémige taillée au canif et plongée dans l’encre. J’écris en tapant les lettres sur le clavier de mon petit ordinateur portable, et des mots virtuels s’alignent aussitôt sur l’écran pour former des textes dépourvus de ma graphie singulière, prêts à être immédiatement diffusés.

J’ai commandé Mémoires de Marie Cappelle, Vve Lafarge, écrits par elle-même. Edition 2 (Éd 1841) tome 1, à ma libraire. Elle m’a expliqué que ce livre est imprimé à la demande, qu’il faut donc le payer d’avance puisqu’il ne pourra pas être renvoyé, puis patienter dix jours. En sortant de la librairie, je m’inquiète de la qualité de la reliure pour ce bouquin fait à l’unité que j’imagine être un fac-similé de l’édition de 1841.

Je t’attends.

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