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Je suis paysan dans la vallée de la Roya, à la frontière franco-italienne, une vallée riche en événements depuis le passage des migrants qui remontent du sud de l'Italie jusqu'à la frontière française avec un personnage local bien connu, Cédric Herroux, mon voisin oléiculteur. Plus récemment, nous avons eu la tempête Alex qui a ravagé par son intensité tout ce qui se trouvait à proximité du lit de la rivière Roya. Dans cette vallée, nous vivons depuis un certain temps, un concentré de problèmes politiques et écologiques qui s'interconnectent.
Je suis ce qu'on appelle un néo-paysan, j'ai changé radicalement de vie en 2008. Je vivais à Paris et à New York où je travaillais dans le cinéma indépendant. J'ai fait des études de cinéma. Après avoir programmé des salles de cinéma art et essai, j'ai co-créé une société de production qui a obtenu depuis une caméra d'or à Cannes et quelques succès cinématographiques à son actif.
Au moment de mon changement de vie, je travaillais sur un film de fiction dont le sujet était particulièrement délicat puisqu’il avait à voir avec la prostitution, et comment celle-ci mettait en jeu la masculinité. L'histoire d'un homme, juste marié, qui prend peur de l'engagement et d'une vie tracée d'avance, et qui bifurque brutalement en dehors de toutes les règles de bienséances lors de son voyage de noces.
Un des producteurs était américain d'origine ukrainienne, je faisais de nombreux allers et retours entre New York, Paris et Kiev, ville où une grande partie du tournage allait avoir lieu. J'avais alors, avec tous ces déplacements en avion, bien peu conscience de mon impact carbone, que j'ai réduit depuis drastiquement. Quoi qu'il en soit, je me retrouvais, à mesure que la recherche de financement avançait, dans une certaine schizophrénie à côtoyer certains oligarques un peu mafieux sur les bords, qui pour certains devaient à voir avec des réseaux de prostitution. Mais je devais fermer un peu les yeux car ils avaient de l'argent à injecter dans notre film. Le cinéma est aussi une bonne machine à laver l'argent sale.
Dans ces circonstances et en tant que jeune réalisateur au premier long métrage de fiction, sans le pouvoir de la notoriété, il m'était difficile d'exprimer pleinement ce que j'avais à dire. C'était un tour de force continuel qui amenait souvent à de grandes compromissions au niveau du scénario. La production cinématographique est une lutte frontale avec les forces en jeu dans l'argent, tant les capitaux nécessaires sont élevés pour boucler le budget d'un film. Courbettes aux égos des acteurs bankable et à leurs comportements parfois très limites, concessions aux télévisions privées ou publiques qui sont pieds et mains liés aux annonceurs, jusqu'aux regards de la production qui se détournent sur l'origine des capitaux ne sont pas rares pour le financement d'un film. Un ensemble de concessions qui au final est particulièrement éprouvant et contradictoire quand on veut exprimer un point de vue indépendant et différent de la ligne éditoriale imposée par le dominant.
Je ne travaillais pas dans l'extraction minière ou dans une usine agroalimentaire qui avaient un impact direct sur l'écosystème, mais en étant un maillon de l'industrie du spectacle, je participais à la diffusion d'un point de vue subjectif, à la propagande d'un monde voulu par ceux qui détiennent les ficelles du financement d'un film par leur pouvoir et leur argent.
En attendant les premiers revenus du cinéma, et pour gagner ma vie en tant que réalisateur, je me suis retrouvé aussi à tourner des spots promotionnels pour EDF et ses centrales à charbon en Pologne et à mettre en scène le portrait flatteur du pdg de Véolia. Pendant que ma compagne, actrice débutante, avait elle à endurer sans mot dire, pour des tournages publicitaires, le supplice des homards sur lesquels l'assistant réalisateur balançait de l'eau bouillante pour qu'ils bougent un peu plus lors de leur lente agonie sous les feux du plateau de tournage.
Faire le dos rond aux dominants, participer à la maltraitance animale et faire la promotion des énergies fossiles, c'était en gros tout l'inverse de ce que nous recherchions. Et pourtant, il fallait bien manger et payer le loyer tout en s'entraînant. En pratiquant nos métiers, nous avons participé à faire la publicité d'un monde que l'on rejette profondément, nous mettant en porte à faux avec nos valeurs. Un renoncement lent et pernicieux à nos idéaux, où l'on se retrouve vite à faire l'inverse de ce que l'on cherche.
Fatigués de cette forme de schizophrénie et aidés par une convergence d'événements qui rendaient financièrement accessible de sauter le pas, j'ai commencé à partir, en éclaireur, voir des terrains et des fermes à céder dans le Sud de la France. Après plusieurs visites, nous sommes littéralement tombés amoureux de la beauté de cette vallée. La lumière y est particulière, celle du reflet argenté des mille oliviers centenaires qui se mêle aux effluves méditerranéennes des pins, lavandes et hélichryses. La douce sensation d'être arrivée aux portes du paradis.
Nous avons sauté le pas, et sommes devenus oléiculteurs avec quelque 800 oliviers centenaires. Nous avons dû réapprendre. Se souvenir. Aller chercher dans des mémoires ancestrales des gestes oubliés avec la ville. Et tout ne s'est pas passé comme prévu, loin de là. Nous avons survécu aux aléas climatiques, à l'indigence des revenus agricoles face à la quantité de travail demandé. À la banque et aux difficultés à rembourser les prêts d'investissement. À la dépendance aux aides de la Politique Agricole Commune qui oblige à rester dans la droite ligne de ce qui est décidé en haut lieu. L'agroforesterie que nous expérimentons et qui consiste à cultiver avec les arbres nous a par exemple fait perdre une partie de notre subvention. Toutes ces épreuves nous ont fait comprendre bien assez vite l'écart important entre le rêve et la réalité d'un retour à la terre.
Il y a bien évidemment aussi quelques satisfactions à vivre ainsi aux portes du paradis. Dès la deuxième année, nous avons eu la satisfaction de gagner au salon de l'agriculture de Paris, une première médaille d'argent pour la qualité de l'huile d'olive que nous avons produite. J'avais l'impression de recevoir un prix au festival de Cannes quand elle nous a été remise dans un vieux palais niçois en grande pompe par le préfet et les huiles des politiciens des Alpes Maritimes.
Mais ce qui n'a pas de prix c'est d'avoir profondément revu ma relation à l'altérité non humaine, aux trois règnes, minéral, végétal et animal. Au respect que l'on se devait réciproquement pour vivre ensemble au cœur de cette nature commune dont nous faisons corps.
Un jour bien particulier, alors que nous cherchions à améliorer notre autonomie alimentaire et énergétique, tout en réduisant significativement notre empreinte, poursuivant les démarches entreprises par la permaculture de Manibu Fukuoka et l'écologie profonde d'Arne Naess, il m'est arrivé ça : https://blogs.mediapart.fr/e-r-r/blog/071020/viol-permaculture-et-miel-de-chataigniers. Un texte écrit à chaud lancé comme une bouteille à la mer, maladroit sans doute, mais impossible de garder en moi cette injustice qui me rongeait comme un feu intérieur.
J'étais bouleversé, me demandant ce que le viol venait faire là, à venir cassé le récit de cette reconnexion à la nature. Après cet événement, il n'était plus possible de compartimenter, séparer les sujets écologiques, sociaux, politique, féministe, et du bien être en général. Il fallait revoir tout l'ensemble. Tout semblait lié, se croisant et s'interconnectant.
Je découvrais l'écoféminisme, ça résonnait avec mon métier de paysan. Comment pouvais-je ne pas voir la même arrogance de celui qui sait toujours mieux que la nature, qui laboure la terre avec les couteaux et les lames de ces charrues mécaniques, qui taille et rogne les arbres et qui extermine sans relâche insectes et champignons avec la même violence du mâle qui domine la femme ?
Au sujet des agressions et violence sexuelles, je me suis aussi souvenu de mon métier passé. Des comportements inappropriés dans le milieu du cinéma dont j'ai pu être témoin. À New York, dans le quartier de Tribeca, nous avions nos bureaux pas très loin de la compagnie de production Miramax et de son puissant patron Harvey Weinstein qui faisait alors la pluie et le beau temps sur le cinéma indépendant, et dont le sinistre comportement l'a rendu célèbre bien au-delà de son milieu.
Tout revenait à la surface. Des violences sexuelles, il y en avait un certain nombre dans le placard autour de moi, y compris là où, dans le déni, je ne les avais pas entendues auparavant. Il fallait moi aussi que je fasse un inventaire de mes comportements qui avaient pu être déplacés. Car tout commence là, le violeur est un monstre justement parce qu'il est humain, pas un extra terrestre. Il n'a pas spécialement la tête d'un violeur, il peut être aussi apiculteur. Nous partageons ces traits ce qui est particulièrement troublant et dérangeant.
Alors même si je n'avais pas violé, j'avais peut-être, moi aussi, abusé d'un certain statut. Il fallait aller regarder les mémoires sans peur. Avec l'envie de créer un nouvel hashtag #moiaussijaipuabuser pour me sentir un peu moins seul avec d'autres hommes qui auraient voulu aussi aller regarder. On ne peut nier que la société évolue et que les curseurs bougent pour ne pas risquer la sclérose. Sans les excuser, bien au contraire, il faut aller inspecter ces comportements inappropriés qui semblaient alors normaux et prendre conscience de la souffrance qu'il génère.
Quand nombre de mes amies partent en quête d'une puissance féminine retrouvée, leur part de féminin sacré comme elles disent, moi, en face, j'ai des Nicolas Hulot, PPDA, Dominique Strauss Kahn, Harvey Weinstein et tant d'autres représentants au masculin arrogant, violent et dominateur dans lequel je ne me reconnais pas.
Y aurait-il une bifurcation à prendre avant toutes les autres ? Un ordre pour démêler le désordre des choses où l'égalité des sexes aurait toute sa priorité ? Alors que nous approchons de la fête nationale, on fait des révolutions pour l'émancipation de l'homme en oubliant souvent celle de la femme.
Bifurquer dans mon cas, c'est donc traduit par la mise à plat des comportements toxiques d'un masculin qui va de pair avec sa reconstruction progressive sur de meilleures bases. Au cœur de cette nature, je retrouve le parfum de la part sauvage qui va trouver mon masculin sacré, où l'amour viendra remplacer la domination et sa violence. Ça sonne un peu fleur bleue, mais au final qui ne préfère pas l'amour dans une société humaine asphyxiée par sa violence endémique? Reconstruire ce lien d'amour universel qui nous unit à l'altérité, quelle qu'elle soit, au sein de ce grand tout que nous appelons Nature dont nous faisons partie. Avec la force unie de nos féminins et nos masculins œuvrons à une vie qui soit en bon terme avec nos colocataires des règnes minéral, végétale et animal avec qui nous partageons cette même planète.
Bifurquer c'est aussi la mise en action d'une ultime souveraineté. Celle de refuser les règles qui nous sont vendues par les dominants qui ne nous veulent pas que du bien. Comme une dernière sécurité à actionner sous peine de disparaître. C'est l'espoir et la volonté sincère de construire de nouvelles voies, de nouveaux îlots autonomes et résilients, où nos actions, notre travail seront en accord avec nos engagements et aspirations profondes.
Il est temps de se regrouper, c'est ensemble dans la famille élargie, dans la tribu, peu importe la forme. La tâche est colossale et nous ne pourrons pas y arriver seuls. Il nous faut rassembler les forces pour l'ultime combat, un mot encore un peu trop viril, abusif et guerrier, préférons lui celui d'engagement. Où il n'y aurait ni gagnant, ni perdant, juste une prise de conscience de part et d'autre, de l'exigence à respecter le droit à l'existence et le territoire de chacun.
Aujourd'hui dans notre ferme, atelier et officine de parfum, nous essayons avec notre petite tribu d'idéalistes disparates, qui vont et qui viennent, aux prises avec la réalité de la mise en action des belles paroles, de travailler à un monde plus fraternel avec les non-humains et humains sans distinction avec qui nous partageons cette terre. Avec nos partenaires, nous avons l’humble détermination d'écrire un futur différent avec nos entreprises qui se veulent autant philanthropiques que commerciales.
Notre ferme est membre depuis ses débuts du réseau Wwoofing, de mises en partage et d'échanges dans l'agriculture paysanne. Nous recevons aussi des stagiaires d'écoles d'ingénieurs, une grande diversité de jeunes gens, de tout pays et tout genre, qui ont en commun à élaborer plus que sérieusement des solutions pour leur futur en jeu. Parmi eux, des étudiants ingénieurs agronomes de l'institut AgroParisTech , ceux qui justement, lors de la remise de leur diplôme, ont commencé à proclamer haut et fort leur ras le bol en refusant la soumission de leurs compétences à un monde finissant qu'on leur vend toujours comme futur. On les salue bien fort.