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Billet de blog 24 juin 2022

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AgroParisTech : déserter ou bifurquer (2/2)

Suite aux vives critiques des 8 jeunes ingénieurs d’AgroParistech de leur formation et des futurs « jobs destructeurs », la corporation des Agros et les futurs employeurs du monde agro-industriel appellent à un engagement plus fort des ingénieurs dans la société. En question, les stratégies de transition... ou de rupture pour répondre aux nouvelles aspirations de ces jeunes ingénieurs.

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2ème partie :
Les réactions du monde économique

Dans le monde agricole, intéressé au premier chef, l’Appel à déserter des étudiants d’AgroParisTech, laisse « le monde agricole perplexe ». C’est le moins que l’on puisse dire en lisant comme Terre-Net, la revue des réseaux sociaux. Cela va de l’ironie, à  des recommandations de sagesse, comme d’aller sur le terrain, en passant par une critique acerbe d’un discours jugé très radical. Les commentaires à l’article laissent libre cours à des critiques peu amènes sur ces gamins, victimes de l’écologie punitive et de l’obscurantisme vert, des enfants gâtés, des bobos antisystème… Hors quelques exceptions, la presse agricole elle-même sera plutôt distante, voire ignorante, ce qui ne sera pas le cas des réseaux sociaux ou des nombreux comptes collectifs sur Facebook défendant l’agriculture.
De leur côté, les employeurs potentiels comme les organismes de recherche (Inrae), de développement (Chambres d’agriculture) ou les bureaux d’études (Syntec-ingénierie) pour n’en citer que quelques-uns, ont rappelé leur besoin de cadres, de chercheurs, d’agronomes, d’experts de toute sorte, pour mettre leurs compétences au service de leurs propres institutions. Ainsi la réaction du président des Chambres d’agriculture (APCA) Sébastien Windsor, s’il trouve la situation préoccupante, à de multiples titres (agriculteur, père, citoyen, élu…), dont celui d’employeur (actuel et futur), il s’indigne de la consigne de déserter : «  déserter, c’est partir, s’isoler du reste du monde, c’est quelque part laisser filer cette énergie. Vivre dans une ZAD ou une montagne isolée, c’est juste refuser d’accompagner la société dans sa transformation ». Il invoque la nécessité de recourir au progrès : «  Ne niez pas le progrès, encouragez-le (…). Alors oui, il reste beaucoup à faire et il faut aller plus encore plus loin, et c’est grâce notamment au progrès scientifique que nous y parviendrons ». Il les invite  plutôt à rejoindre les forces vives des structures qui œuvrent au quotidien à faire bouger les lignes (…) pour contribuer demain à accompagner ces indispensables évolutions ».

Dans une tribune des Echos « Aux agros déserteurs, aux agros combattants », très largement relayée sur les réseaux sociaux, François-Xavier Oliveau répond aux jeunes ingénieurs qui, lors de leur remise de diplôme, ont annoncé qu’ils « désertaient » et prôné la décroissance. Il s’adresse à ces « agros déserteurs » mais aussi aux « agros combattants » qui sont prêts, eux, à se battre pour la planète. L’auteur s’est également exprimé sur le réseau professionnel Linkedin.

Dans une autre tribune des Echos Pierre Verzat, président de Syntec-ingénierie, se montre compréhensif sur le constat : « Hérauts d’une jeunesse désabusée pour certains, chantres d’une désertion symptomatique d’une génération hors sol pour d’autres… c’est, dans tous les cas, le constat partagé d’un dialogue brisé et rendu impossible entre deux générations perçues comme antinomiques. Pourtant, la réalité est bien moins binaire. La question n’est pas de déserter ou d’adhérer. Elle n’est même plus celle de « changer le système de l’intérieur », argument récurrent qui implique une duplicité, une confrontation entre une entreprise solide sur ses fondations et un élément libre, audacieux, et malheureusement donquichottesque. Et s’il reste du travail, force est de constater que la situation a considérablement changé au sein du monde de l’entreprise. Il y a certes des retardataires, mais aussi de nombreux bons élèves. »

Pour lui les temps changent, même s’il rappelle un contexte pour le moins  mitigé  : « Condamnation de la France pour inaction climatique, multiples rapports du GIEC, sous-représentation des sujets écologiques pendant la campagne présidentielle… oui. Mais aussi Convention des Entreprises pour le Climat, développement des labels aux exigences intraitables (B Corp), exigences croissantes de déclaration de la performance extra-financière, travaux reconnus du Shift Project, chartes pour le climat au sein des branches (dont celle de l’ingénierie en 2019), durcissement des conditions de financement des investissements, intégration de l’écologie dans l’enseignement supérieur et dans la formation continue des équipes dirigeantes». En conclusion, il sollicite lui aussi les jeunes Agros et fait un appel du pied qui tranche avec l’esprit de désertion trop souvent mis en avant : « Nous avons besoin des ingénieurs de demain, des écologues de demain. Une récente étude a révélé que les missions liées au changement climatique emploient déjà 15 % des effectifs de l’ingénierie en France et que l’effectif nécessaire croîtra de 20 % à horizon 2025. Aussi, l’économie française a besoin de 60 000 nouveaux ingénieurs diplômés par an, alors que les écoles n’en forment que 40 000. (…). Alors, à tous ceux qui applaudissent ce discours, oui, trouvez votre manière de bifurquer, et sachez que certaines d’entre elles sont déjà à l’œuvre. Elles n’attendent que vous pour accélérer, pour se résoudre, pour avancer. »

Avec (un peu de) recul

Dans le prolongement de cette prise de parole “choc”, certains médias ont poursuivi le travail d’enquête pour comprendre ce qui se jouait là. Ainsi, Mediapart a saisi la balle au bond pour appeler à témoigner dans le cadre de l’émission À l’air libre, en invitant quatre jeunes ingénieurs agros (dont Mathilde François, blogueuse hébergée chez Médiapart, ayant déjà bifurqué quelques années après leur sortie d’école. L’occasion pour eux d’illustrer par l’exemple leur propre itinéraire professionnel, incluant la dite « bifurcation ». On y retrouve la prise de conscience écologique, leur refus de jobs “climaticides”, la recherche d’alternatives, de sens dans le travail, de cohérence aussi à travers l’alignement de leurs propres valeurs avec celle de l’organisme employeur et/ou du projet. Quitte à entrer dans une logique conflictuelle, de rapports de force, voire à inscrire leur démarche dans un projet politique plus global (développement local et territorial, économie de proximité, justice sociale nationale ou internationale, démocratie alimentaire…). Au passage, nombre d’entre eux regrettent le peu d’occasions lors de leur cursus de rencontrer des acteurs en marge, voire en conflit avec le système conventionnel ou dominant.
Dans un podcast L’Heure du Monde du 25 mai, le journal revient sur Les « déserteurs », ces diplômés qui changent radicalement de vie pour préserver la planète. La vidéo cumule des millions de vues : lors de leur discours de remise de diplôme, des étudiants de la prestigieuse AgroParisTech ont annoncé « déserter » les secteurs d’activité auxquels ils se destinaient. Leur motif ? Eviter de contribuer à la destruction de la planète. Et ils ne sont pas les seuls. Dans ce podcast, Marine Miller, journaliste au « Monde » – et autrice de l’essai « Révolte : enquête sur les jeunes élites face au défi écologique (Seuil. Octobre 2021) -, aide à comprendre ces jeunes élites en quête de sens.

Dans un débat, l’émission Arrêt sur images du 27 mai, Les “Agro-déserteurs” font trembler les élites, s’appuie sur le témoignage d’un ancien de Centrale Nantes, réalisateur du film Ruptures sur des itinéraires de bifurqueurs, sollicite l’analyse de la journaliste Marine Miller du Monde, qui a précisément enquêté sur ces élites en rupture et, enfin, François Xavier Oliveau, auteur de La crise de l’abondance et signataire d’une tribune choc intitulée “Aux agros déserteurs, aux Agros combattants”, parue dans Les Échos et fortement relayée sur les réseaux sociaux (voir plus haut). L’émission re-pose les questions : Qu’est-ce que cette démarche dit de cette génération ? Quelle est l’importance de ce mouvement ? Comment le récit médiatique a pris le relais ? L’intérêt de ce débat contradictoire est sans conteste la mise en perspective historique avec les acteurs de mouvements similaires et antérieurs, complétée de l’enquête de terrain de la journaliste du Monde Marie Miller (voir ci-dessus).  

Dans une tribune du JDD du 21 mai, le réseau Lierre (réseau écologique de professionnels de l’action publique) veut aller au-delà de la compréhension du phénomène. Il appelle à rejoindre l’action à travers des politiques publiques adaptées et courageuses : « Il est nécessaire d’entendre cette défiance. Nous pensons qu’elle ne doit pas être un appel à abandonner mais une sonnette d’alarme pour réinvestir avec force l’action publique afin d’engager sa transformation et la rendre capable de répondre aux attentes de cette jeunesse et de bien d’autres. Les politiques publiques doivent être au rendez-vous de l’histoire et se mettre impérativement au service de la transformation écologique, dans la justice sociale et le renouveau démocratique (…). Ces appels contribuent à dessiner un nouvel imaginaire, lucide et tourné vers l’action collective et citoyenne. Alors, sans résignation, ni naïveté, organisons-nous et agissons, dans nos organisations, nos institutions, partout où nous sommes et dans tous les domaines. A tous les déserteurs : engagez-vous ! »

Dans la foulée, on a vu sortir des analyses plus fouillées, s’inspirant toujours du cas APT, comme celle de Fanny Parise, chercheure en anthropologie à l’Université de Lausanne, qui interroge : Les partisans de l’éco-responsabilité sont-ils des « enfants gâtés » du capitalisme ? Les jeunes diplômés d’AgroParisTech ne sont pas des enfants gâtés (…). Mais ils ne participent pas, du moins pour le moment, à créer une nouvelle société, ou un nouveau monde même s’ils mettent à mal l’imaginaire collectif dominant : ils s’érigent en pionniers du monde d’après, un monde (…) plus éthique, et surtout écologiquement soutenable. Profitons de l’engouement suscité par la vidéo de leur discours pour faire un pas de côté. Allons de l’autre côté du miroir pour observer différemment notre réalité, afin d’anticiper les répercussions de nos comportements d’aujourd’hui sur demain. En définitive, dans quel monde voulons-nous vivre et quels sont les nouveaux imaginaires à construire ensemble pour y parvenir ? »

Les représentants des sciences sociales ont dûment rappelé leurs travaux sur la sécession de l’élite scolaire face à la crise écologique, y compris sur Twitter pour interroger plus largement  la place des ingénieur.e.s dans cette mobilisation. Sur le compte twitter du collectif Quantité critique, un auteur estime que « Le cadrage médiatique et le discours militant tendent à présenter le choix de cette élite scolaire comme un arbitrage entre entreprises du secteur privé ». Comme l’a montré Y.-M. Abraham à partir d’une enquête sur le campus de HEC, certain.e.s étudiant.e.s délaissent en réalité le secteur privé. (…) Ces personnes se sentent généralement en décalage avec l’institution, ce qui les pousse à se détacher des modèles de carrière au sein de l’encadrement des grandes entreprises au profit du secteur public ou de l’associatif. (…) Cette mise en langage de la protestation mélange dorénavant diagnostics scientifiques – les rapports du GIEC notamment – et remises en cause du fonctionnement actuel des institutions, aussi bien publiques que privées. L’investissement à travers leur identité professionnelle assume plus ouvertement la conflictualité, notamment avec leurs potentiels employeurs et n’est plus seulement dans le registre de l’expertise ».

S’il se dégage par moments une volonté de changer le monde, les stratégies divergent à la fois sur les objectifs et sur les moyens ou modalités. On retrouve ici le clivage classique entre les révolutionnaires et les réformistes, entre les adeptes des ruptures et ceux des petits pas, sans oublier les sceptiques de tous ordres. Chacun pouvant compter à l’aune de sa propre expérience la pertinence de ses choix passés, des résultats obtenus comme des limites rencontrées.

Dans un article de The Conversation, Antoine Bouzin, doctorant en sociologie analyse cette irruption du politique dans les écoles d'ingénieurs  : "S’il demeure numériquement minoritaire dans le champ professionnel en question, l’engagement écologiste des ingénieurs prend une ampleur inédite depuis la fin des années 2010. En effet, on observe entre 2017 et 2019 l’émergence de plusieurs organisations dédiées aux enjeux écologiques et fondées, totalement ou en partie, par des élèves ingénieurs, parmi lesquelles « La Bascule », « Ingénieur·e·s Engagé·e·s », « Pour un réveil écologique » ou encore « Together for Earth »(...). L’école d’ingénieur elle-même devient dès lors le lieu où peuvent être menées des actions collectives et exprimées des revendications, ainsi que l’atteste le discours des élèves ingénieurs agronomes évoqués plus haut.

Alors, signal faible… ou vraie rupture ?

N’en déplaise aux réactions simplistes ou volontairement désobligeantes, l’affaire devra être suivie de près à l’avenir. Alors signal faible ? Nombre de responsables ne s’en cachent pas, parfaitement conscients qu’ils sont des enjeux majeurs, comme le changement climatique, l’érosion de la biodiversité ou plus prosaïquement les enjeux de productions alimentaires, en quantité comme en qualité. Tout en respectant l’environnement, les écosystèmes comme les paysans. Si les voies divergent, l’intervention d’un petit groupe d’ingénieurs aura au moins eu le mérite de mettre ces défis sur la place publique, avec en position centrale la place des ingénieurs. Même si paradoxalement, certains d’entre eux sont malheureusement tentés de déserter, d’autres de bifurquer. Le pire serait de s’indigner sans rien faire, de se résigner faute d’avoir essayé, chacun à sa place, mais aussi et surtout de façon collective et socialement impliquée. Ou engagée, c’est selon. On peut imaginer que des centaines d’ingénieurs agronomes se sont sentis décriés, voire caricaturés dans l’exercice de leur métier. Mais le nouveau contexte, de nouvelles interrogations venant de jeunes plus politisés  appellent de nouvelles réponses et des réajustements. Plusieurs ont d’ailleurs cité la nécessité d’aligner les choix personnels de modes de vie, les choix professionnels et les choix politiques ou les systèmes de valeurs qui les sous-tendent. 

Les questions posées au sein même des équipes enseignantes (article d'Amélie Poinssot dans Médiapart) portent sur la formation, son contenu, son adéquation aux problèmes vécus par les agriculteurs dans leur diversité et leur complexité, son utilité sociale, son autonomie de pensée face aux grands groupes, la place des cadres dans les organisations et les entreprises, comme celle des experts (ou conseillers) dans la conception et la mise en œuvre de stratégies, de systèmes, de modèles répondant aux enjeux actuels (et plus encore de demain), comme le changement climatique…

Anne-Sophie Moreau, rédactrice en chef de Philonomist dans son édito du 18 mai intitulé : Les diplômés d’AgroparisTech ou la stratégie du retrait. Peut-on se contenter de fuir le système ? Faisant directement référence à sa petite cousine qui vient d’être admise à AgroParisTech : « Comme moi, elle comprend l’indignation de ces jeunes… tout en se montrant sceptique face à leur plan d’action. Il est clair que les géants de l’agro-alimentaire ne se sont pas distingués par leur sens de l’éthique lors des dernières décennies ». Plus loin, elle alerte sur « les manières de se comporter lorsqu’on est mécontent d’une institution ou d’une organisation. Albert Hirschman les expose dans un texte célèbre, Exit, Voice and Loyalty. La première consiste à se montrer fidèle à l’organisation et à accepter par là même le statu quo (loyalty). La deuxième, à opter pour la sortie (exit), par exemple en se tournant vers la concurrence si l’on consomme ses produits, ou encore en posant sa démission si l’on est employé par l’organisation dont on déplore les agissements. Mais il en existe une troisième, rappelle Hirschman : la prise de parole, qui suppose de vouloir changer le système de l’intérieur. En boudant les postes d’agronomie qu’on leur offre dans les grandes entreprises, les diplômés d’AgroParisTech ont choisi leur voie : celle de l’exit. Certes, ils se sont exprimés. Mais leur parole, bien qu’elle soit relayée avec fracas sur les réseaux sociaux, risque fort de rester lettre morte – car il faut des personnes engagées dans ce fameux « système » pour le renverser.

Si le débat semble désormais lancé et perdure un mois après, les réponses divergent, et restent encore souvent superficielles, sur le mode réactif, plus que dans l’échange d’arguments…Même épars, l’ensemble de ces signaux faibles témoigne d’une lame de fond qui commence sérieusement à inquiéter les responsables d’organismes sur leur mission, leur responsabilité, leurs activités. Il en est de même des entreprises et plus encore des grands groupes (dont les prestigieux cabinets de conseil) qui ont plus de mal à attirer (et à retenir) les talents issus de ces grandes écoles. Là encore leur responsabilité (type RSE) ou son récent substitut, « la raison d’être » sont questionnées de l’intérieur comme de l’extérieur.

Ainsi, même les revues philosophiques se penchent donc sur le cas d’Ecole. en  posant la question derrière l’Appel à “bifurquer” d’AgroParisTech : un discours politique ou un choix existentiel ? « Mais au-delà des accents politiques – loués par les uns, critiqués par les autres – de leur intervention, ce qui s’est passé ce soir-là revêt aussi une dimension existentielle, et interroge la vie que l’on veut mener ». L’auteur de l’article (Frédéric Manzani) s’inspire des travaux de Karl Jaspers pour y voir une voix dissonante, un discours politique ?, à coup sûr un choix existentiel et éthique, et une forme d’exigence absolue. (…) L’exigence des jeunes ingénieurs est absolue car elle ne concerne pas seulement leur métier, mais la totalité de leur vie. Les diplômés d’AgroParisTech avaient certes d’excellents motifs d’embrasser la carrière professionnelle prometteuse qui leur tend les bras, mais ils ont décidé d’emprunter une autre voie, comme un acte absolu et comme un acte de foi. Bifurquer, mais pour aller où ? Sans doute ne le savent-ils pas exactement eux-mêmes: ils savent ce dont ils ne veulent pas, peut-être pas ce qu’ils veulent. L’avenir est à élaborer, à inventer. C’est peut-être le paradoxe de notre époque : et si aujourd’hui s’engager, c’était se désengager pour déserter ?

Dans sa chronique Franck Aggieri, commentant ce qui est devenu l’affaire des Agros, rappelle que Les jeunes diplômés veulent un travail avec du sens : « Cette prise de parole engagée a suscité un certain malaise chez les enseignants d’AgroParisTech, l’une des écoles parmi les plus en pointe dans l’enseignement de l’agroécologie et la sensibilisation aux enjeux environnementaux. Il y a donc une forme d’injustice à stigmatiser une école qui a largement pris le virage de la transition environnementale dans ses programmes de formation. Mais, au-delà de certains aspects inutilement polémiques, le discours des élèves a le mérite de souligner un point de vue largement partagé par beaucoup d’étudiants : l’aspiration à un travail et un avenir professionnel qui aient du sens, notamment sur un plan écologique et social. Ce discours rejoint sur beaucoup de points l’appel pour un réveil écologique signé en 2018 par 18 000 étudiants, (actuellement plus de 30 000) issus notamment de grandes écoles. Parmi les cibles de ce collectif : l’activité des grandes entreprises polluantes pour lesquelles ces étudiants refusent de travailler ».  Sans attendre plus longtemps, certaines écoles ont semble-t-il pris la mesure de la menace -ou de l’opportunité- d e revoir les programmes de formation et d’attirer de nouveaux étudiants. Ainsi  Sciences Po, ESSEC, Audencia Nantes misent sur le vert pour leurs formations supérieures. « La rentrée 2022 voit naître une flopée de programmes centrés sur les enjeux de transition, dans les universités et les grandes écoles de tout le pays  (…). Audencia, l’école de commerce nantaise, fait figure de modèle. Remarquée pour son mastère spécialisé sur la transition énergétique, l’école travaille en ce moment avec le think-tank The Shift Project, emmené par l’ingénieur-star de la transition Jean-Marc Jancovici ». On est loin d’une initiative marginale. L’impératif et l’urgence écologique méritaient bien une telle inflexion.

Commentant l’épisode des jeunes d’APT, Monique Dagnaud, dans la lettre Telos du 5 juin 2022, pose aussi la question, avec beaucoup d’autres : Gagner moins pour vivre mieux : la tendance est-elle profonde chez les haut diplômés ? Rien n’est plus romanesque que d’échapper à un destin prometteur, ou plutôt de superbement le refuser, pour sauver la planète et se sauver soi-même.

L’affaire fera vraisemblablement date dans l’histoire des prochaines années. C’en devient une référence encore très présente dans les remises de diplômes à HEC cette fois et, demain, dans un autre établissement. Reste que l’Université semble à l’abri (ou à l’écart) de telles contestations, en tout cas, sous cette forme organisée et médiatisée, comme si cela ne concernait que les élites ou les futurs gouvernants. Les réactions s’enchaînent comme celle des jeunes agros qui se sont sentis obligés de faire une pétition pour affirmer qu’ils croient en la science et au progrès. Les commentaires se suivent et se ressemblent  pour la plupart, comme si tout avait été dit sur ces jeunes, ceux qui les suivent, ceux qui les comprennent ou ceux qui en  contestent à la fois les propos, les valeurs et les choix.

Dernière question posée qui est tout sauf un détail : est-ce un hasard si nombre des porte-parole (AgroParisTech, HEC, Pour un réveil écologique…) sont des jeunes femmes. Un autre signal faible à l’adresse du sexe fort ? En tout cas, une piste d'analyse genrée ...

En clair, l’affaire APT est en passe de devenir un signal fort, annonciateur de ruptures, actuelles et futures. On pourrait se voiler la face pour éviter la confrontation des imaginaires, mais les discours comme les actes, les projets d’établissement comme les orientations et décisions politiques appellent de la lucidité et encore plus du courage. Pour les jeunes générations et les générations futures. Bifurquer, disaient-ils…

Quimper, juin 2022

1ère partie : Déserter ou  bifurquer

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