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Billet de blog 1 févr. 2010

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En présence de Schopenhauer (1/5)

Au moment où les spéculations vont bon train sur la date de parution d'un nouveau roman de Michel Houellebecq, alors que lui-même n'en sait encore rien, le romancier a confié à Mediapart la publication de cinq textes inédits sur Schopenhauer, dont le maître livre, Le Monde comme Volonté et représentation, vient de reparaître en Folio.

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Au moment où les spéculations vont bon train sur la date de parution d'un nouveau roman de Michel Houellebecq, alors que lui-même n'en sait encore rien, le romancier a confié à Mediapart la publication de cinq textes inédits sur Schopenhauer, dont le maître livre, Le Monde comme Volonté et représentation, vient de reparaître en Folio.chapitre 1, cliquer ici

chapitre 2, cliquer ici

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chapitre 5, cliquer ici

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Chapitre 1

Sors de l'enfance, ami, réveille-toi !

Nos vies se déroulent dans l'espace, et le temps n'est qu'un accessoi­re, un résidu. Si je conserve une mémoire photographique, inutilement nette, des lieux où ont pris place les événe­ments de ma vie, je ne parviens à les situer dans le temps que par des recoupements laborieux, appro­ximatifs. Ainsi, lorsque j'ai emprunté Aphorismes sur la sagesse dans la vie à la bibliothèque municipale du VIIème arrondissement (plus précisément à l'annexe du quartier Latour-Mau­bourg), je pouvais avoir vingt-six ans, mais aussi bien vingt-cinq, ou vingt-sept. C'est de toute façon bien tard, pour une découverte aussi considérable. À l'époque, je connaissais déjà Baudelaire, Dostoïevs­ki, Lautréamont, Verlaine, presque tous les romanti­ques ; beaucoup de science-fiction, aussi. J'avais lu la Bible, les Pensées de Pascal, Demain les chiens, la Montagne magique. J'écrivais des poèmes ; j'avais déjà l'impression de relire, plutôt que de lire vraiment ; je pen­sais au moins avoir achevé un cycle, dans ma décou­verte de la littéra­ture. Et puis, en quelques minutes, tout a basculé.

Après deux semaines de recherche, j'ai réussi à me procurer Le monde comme volonté et comme représentation, sur un rayonnage de la librairie des Presses Universitaires de France, boulevard Saint-Michel ; à l'époque, le livre n'était disponible qu'en occasion (pendant des mois je m'en suis étonné à voix haute, j'ai dû faire part de mon étonne­ment à des dizaines de personnes : nous étions à Paris, une des princi­pales capitales européennes, et le livre le plus important du monde n'était même pas réédité !...). En philosophie, j'en étais à peu près resté à Nietzsche ; sur un constat d'échec, en fait. Je trouvais sa philosophie immorale et repous­sante, mais sa puissance intellectuelle m'en imposait. J'aurais aimé détruire le nietzschéisme, éparpiller ses fonda­tions, mais je ne savais pas comment faire ; intellectuelle­ment, j'étais battu. Inutile de dire que la lecture de Schopenhauer, là aussi, a tout changé. Je ne lui en veux même plus, à ce pauvre Nietzsche ; il a eu la mal­chance de venir après Schopenhauer, c'est tout - de même qu'il a eu la malchance, en musi­que, de croiser le chemin de Wagner.

Mon second choc philosophique, une dizaine d'années plus tard, fut la ren­contre d'Auguste Comte, qui m'a conduit dans une direction radica­lement oppo­sée ; on peut difficilement imaginer deux esprits plus dissem­blables. Si Comte avait connu Schopenhauer, il n'aurait probablement vu en lui qu'un méta­physi­cien, à savoir un représentant du passé (estimable sans doute, car dans la continui­té du « plus grand des métaphysiciens », entendez Kant ; mais représen­tant du passé tout de même). Si Schopen­hauer avait connu Comte, il n'aurait probable­ment pas pris ses spécu­lations très au sérieux. Par parenthèse, les deux hommes étaient contem­porains (1788-1860 pour Schopenhauer, 1798-1860 pour Comte) ; assez souvent, je suis tenté de conclure que, sur le plan intellectuel, il ne s'est rien passé depuis 1860. C'est agaçant, à force, de vivre au milieu d'une épo­que de médiocres ; surtout lorsqu'on se sent incapable de relever le niveau. Je ne produirai sans doute aucune pensée philosophique neuve ; je pense que j'en aurais déjà, à l'âge que j'ai, donné quelques signes ; mais je suis à peu près sûr que je produirais de meilleurs romans si la pensée, autour de moi, était un peu plus riche.

Entre Schopenhauer et Comte, j'ai fini par trancher ; et progressive­ment, avec une sorte d'enthousiasme déçu, je suis devenu positiviste ; j'ai donc, dans la même mesure, cessé d'être schopen­haue­rien. Il n'empêche que je relis peu Comte, et jamais avec un vrai plaisir ; alors qu'aucun romancier, aucun moraliste, aucun poète ne m'aura autant influencé qu'Arthur Schopenhauer. Il ne s'agit même pas de « l'art d'écrire », de balivernes de ce genre ; il s'agit des conditions préalables auxquelles chacun devrait pouvoir souscrire avant d'avoir le front de proposer sa pensée à l'attention du public. Dans sa troisième Considéra­tion inac­tuelle, rédi­gée peu avant le reniement, Nietzsche loue la profonde honnêteté de Schopenhauer, sa probité, sa droiture ; il parle magnifique­ment de son ton, de cette espèce de bon­homie bourrue qui vous donne le dégoût des élégants et des stylistes. Tel est, élargi, l'objet de ce volume : je me pro­pose d'essayer de montrer, à travers quel­ques-uns de mes passages favoris, pourquoi l'attitude intellectuelle de Schopen­hauer reste à mes yeux un modèle pour tout philosophe à venir ; et aussi pourquoi, même si l'on se retrouve au bout du compte en désaccord avec lui, on ne peut qu'éprouver à son égard un profond sentiment de gratitude. Pourquoi, pour citer Nietzsche à nouveau, « du seul fait qu'un tel homme ait écrit, le fardeau de vivre sur cette Terre s'en est trouvé allégé ».

Michel Houellebecq


Le titre de ce chapitre 1 est une citation de Rousseau qui constitue l'épigraphe au livre premier du Monde comme volonté et comme représentation.

Pour lire la suite, le chapitre 2, cliquer ici.

Illustration 1
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