Si vous butez sur un nom ne sachant plus de qui il s’agit, c’est au joueur suivant de passer à l’exercice. Dans tous les cas, les surprises ne manqueront pas : telle personne est défunte, telle autre a changé de nom (mariage, divorce), telle autre encore est là par accident et n’a jamais appartenu à votre vie.
C’est en gros à ce jeu que se livre —mais en solo — Alain Fleischer dans son récent ouvrage intitulé Le Carnet d’adresses. Il reprend son carnet le plus ancien et, pour les lettres A, B et C, consacre un commentaire, long ou bref, à chacun de ceux dont les noms se trouvent consignés. L’exercice a d’autant plus de piquant que Fleischer, romancier et cinéaste, artiste et professeur, a circulé dans des milieux variés, à connu des époques fort diverses durant son parcours et a donc fréquenté beaucoup de gens. Il est d’ailleurs des moments où son expérience tourne au bottin culturel et mondain avec, par exemple, des « notices » sur Adjani, Barthes ou Buren. Mais c’est à propos de relations plus intimes que l’auteur réussit à faire passer l’émotion des « reconnaissances », tempérant d’humour les petites vacheries qu’il se permet ici et là. Le plus amusant est qu’avec un carnet aussi fourni que le sien, il est forcément des noms qui ne recouvrent plus que des profils vagues ou qui renvoient à des gens totalement perdus de vue et que la mémoire s’escrime à identifier.
Mais ce n’est là que la seconde partie de l’ouvrage. Dans la première, Fleischer, qui fut un élève de Greimas et eût aimé l’être de Barthes, esquisse avec brio une sémiologie de ce genre singulier qu’est le « carnet d’adresses ». Et l’analyste va loin, qui remarque par exemple que la perte d’un tel carnet risque de se faire double : perte d’un instrument utile certes mais surtout d’une partie de soi-même comme champ de relations impossible à reconstituer intégralement. « La perte du carnet d’adresses, écrit Fleischer, est aussi celle de certaines balises de salut » (p. 15). C’est donc une identité sociale et affective que fixe ledit carnet. Mais, en partie au moins, il ne le fait que de façon cryptée puisque, pour « ouvrir » chaque nom et le rapport qu’il a eu avec le détenteur du carnet, il faut posséder la clé ad hoc. « À un certain point, écrit Fleischer, le propriétaire d’un carnet adresses est le seul à pouvoir le déchiffrer correctement, le seul à en connaître le secret, le code de lecture, car, présent continûment à l’arrière-plan des listes de noms, classés alphabétiquement, il faut lire son nom à chaque ligne, répété sur toutes les pages, chaque individu se projetant singulièrement dans chacun des êtres qu’il connaît » (p. 42-43).
Sociogramme identitaire, le carnet d’adresses raconte par ailleurs une histoire. Chaque nom y est une ellipse, ramassant en lui un fragment d’existence. A ce propos, l’auteur donne l’exemple de l’histoire du corps, qui est aussi bien celle de l’âme. C’est que l’on trouve dans le carnet des adresses et téléphones de médecins, de kinésithérapeutes, de psychanalystes, de clubs de sport parlant de l’état physique et mental du propriétaire, les époques étant indiquées par la position du nom dans la liste ou encore par la forme de l’écriture. L’essai évoque encore l’outil stratégique qu’est le petit cahier au cœur d’une carrière en mouvement: temps où l’on se fait des relations en nombre, temps où l’on restreint le cercle de ses « amitiés ». Enfin, et ce n’est pas le moins intéressant pour Fleischer, le carnet raconte une vie sentimentale. Fidélités et infidélités s’y lisent en filigrane.
En somme, le carnet tel que l’entend l’auteur se lit comme un roman. Il narre une vie branchée sur d’autres vies. D’ailleurs, de la littérature d’aujourd’hui il possède deux traits majeurs. Il est intimiste et avoue bien des choses à qui sait le lire. Il est fragmentiste, témoignant de la vie de son propriétaire comme d’une vie éclatée. Au lecteur du carnet ici présenté de recoller les morceaux et de chercher à donner une cohérence à ce qui n’en a pas trop. On ne s’étonnera pas d’apprendre dès lors qu’Alain Fleischer est précisément romancier et qu’il vient de publier au Seuil Prolongations un roman — plus luxuriant, il est vrai, que fragmenté — dont il nous faudra parler un de ces jours.
Alain Fleischer, Le Carnet d’adresses, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2008. Prix : 21 €.