Au moment où les spéculations vont bon train sur la date de parution d'un nouveau roman de Michel Houellebecq, alors que lui-même n'en sait encore rien, le romancier a confié à Mediapart la publication de cinq textes inédits sur Schopenhauer, dont le maître livre, Le Monde comme Volonté et représentation, vient de reparaître en Folio.Deuxième chapitre du texte de Michel Houellebecq. SB
Chapitre 2
Le monde est ma représentation
Le monde est ma représentation. Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, quoique l'homme seul puisse l'amener à l'état de connaissance abstraite et réfléchie. Lorsqu'il le fait vraiment, on peut dire que l'esprit philosophique est né en lui. Il possède alors l'entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un œil qui voit un soleil, une main qui touche une terre. (1).
Schopenhauer est surtout resté célèbre par sa peinture puissante de la tragédie du vouloir, ce qui a malheureusement eu pour effet de le rapprocher de la catégorie des romanciers, ou pire des psychologues, et de l'éloigner de celle des « vrais philosophes ». Il y a pourtant bel et bien chez lui ce qu'on ne trouvera pas chez Thomas Mann, encore moins chez Freud : un système philosophique complet, ayant pour ambition de répondre à l'ensemble des questions (métaphysiques, esthétiques, éthiques) qui sont celles de la philosophie depuis ses origines.
« Le monde est ma représentation » : comme première phrase d'un livre, il est difficile de trouver plus franc, plus loyal. Cette première proposition, Schopenhauer en fait le départ de l'esprit philosophique : on le voit, la philosophie chez lui n'a pas la mort pour origine. Par la suite, il conviendra que la conscience de notre trépas est un puissant aiguillon à la recherche de la vérité, ou, du moins, à la publication d'ouvrages affichant cet objectif (elle est de fait à peu près un aiguillon à tout) ; mais l'origine première de toute philosophie est la conscience d'un écart, d'une incertitude dans notre connaissance du monde. La philosophie de Schopenhauer est d'abord un commentaire sur les conditions de la connaissance ; une épistémologie.
Notre propre corps est déjà un objet, et, de ce point de vue, une représentation. Il n'est en effet qu'un objet parmi les objets, soumis aux lois qui s'appliquent aux objets ; c'est seulement un objet immédiat. Comme tout objet d'intuition, il est soumis aux conditions formelles de toute connaissance, le temps et l'espace, dont procède la pluralité. (2)
Il y a quelque chose de réconfortant à envisager notre propre corps comme un objet immédiat ; et de troublant à considérer la pluralité, source inépuisable de malheurs dans la pratique, comme une conséquence des conditions formelles de la connaissance ; surtout lorsqu'on sait (et ce sera le mérite du XXème siècle de l'avoir établi) que celles-ci n'ont pas l'inamovibilité que leur prêtait Kant.
Au contraire la pesanteur, bien qu'elle ne connaisse pas d'exception, doit être rangée dans la connaissance a posteriori, contrairement à l'opinion de Kant qui, dans ses Principes métaphysiques de la science de la nature, la considère comme connaissable a priori.(3)
Nous connaissons aujourd'hui des particules sans masse, c'est-à-dire sur lesquelles la pesanteur n'agit pas ; nous connaissons des géométries non euclidiennes, etc. En résumé, l'homme a réussi, non sans efforts, à dépasser les conditions a priori de la connaissance selon Kant ; celles qui interdisaient, selon lui, toute métaphysique. Des conditions existent, définies par notre cerveau ; mais elles sont de plus variables. La métaphysique en est devenue, en quelque sorte, doublement impossible.
L'apprentissage de la vision par les enfants et les aveugles-nés une fois opérés, la vision unique malgré la double sensation reçue par les yeux, la vision double ou le toucher double par le dérangement des organes sensoriels hors de leurs conditions habituelles, la perception des objets redressée alors que leur image est renversée dans l'œil, la création des couleurs, fonction purement interne, la séparation des lumières polarisées, qui est une activité de l'œil, l'expérience du stéréoscope enfin - tous ces faits sont autant d'arguments solides et irréfutables qui établissent que l'intuition n'est pas simplement sensuelle, mais au contraire intellectuelle, c'est-à-dire qu'elle consiste dans la connaissance de la cause par l'effet, au moyen de l'entendement, et par suite qu'elle présuppose la causalité, de laquelle toute intuition, et donc toute expérience, tire sa première et entière possibilité. La causalité ne saurait donc être tirée de l'expérience, comme le voudrait le scepticisme de Hume, qui se trouve ici ruiné.(4)
Quelque part dans le monde, un observateur a l'impression qu'une aiguille bouge sur le cadran de son instrument de mesure ; il en déduit que l'aiguille a bougé sur le cadran de son instrument de mesure ; dans le doute il consulte un autre observateur, qui confirme l'observation. Toute modélisation du monde part de ces éléments de causalité immédiate, et doit, à l'issue du chemin, y aboutir. L'argument de Schopenhauer, sur ce plan, n'a pas bougé : la notion d'observation contient en elle-même, non seulement le temps et l'espace (une aiguille bouge), mais aussi, indispensable pour dépasser le niveau de la sensation interne, l'idée de causalité (j'ai l'impression qu'une aiguille bouge, donc une aiguille bouge).
D'une part le dogmatisme réaliste, qui considère la représentation comme un effet de l'objet, veut séparer ce qui ne fait qu'un, la représentation et l'objet, et créer un être tout à fait distinct de la représentation, un objet en soi, indépendant du sujet : chose tout à fait inconcevable, car tout objet présuppose le sujet, et ne reste ainsi qu'une représentation. À cela le scepticisme, partant des mêmes prémisses erronées, oppose ceci que dans la représentation nous n'avons que l'effet, et non pas la cause, que nous ne pouvons ainsi connaître que l'action, distincte de l'être des objets, et qui n'a peut-être presque aucune ressemblance avec eux, et qu'on aurait même tort en général de l'admettre, puisque d'une part la causalité est déduite de l'expérience, et que d'autre la réalité de l'expérience doit reposer sur elle.
À ces deux théories on doit enseigner, d'abord, que la représentation et l'objet sont une même chose ; ensuite, que l'être des objets de l'intuition est égal à leur action, que c'est cela que constitue leur réalité effective, et que rechercher la présence de l'objet en dehors de la représentation du sujet, l'être des choses en dehors de leur action, est une entreprise insensée et contradictoire ; car la connaissance du mode d'action d'un objet épuise l'idée de cet objet, en tant qu'objet, c'est-à-dire que représentation, puisqu'elle ne laisse plus rien à connaître en lui. En ce sens, le monde de l'intuition dans le temps et l'espace, qui se révèle à nous sous la forme limpide de la causalité, est parfaitement réel, et parfaitement conforme à ce pour quoi il se donne, entièrement et sans réserve : une représentation, liée à la loi de causalité. Telle est sa réalité empirique. D'un autre côté la causalité n'existe que par l'entendement et pour l'entendement, ainsi le monde réel, c'est-à-dire le monde actif, a toujours pour condition l'entendement, et sans lui ne serait rien. Non seulement pour cette raison, mais aussi parce qu'aucun objet ne saurait, sans contradiction, être conçu en dehors du sujet, on doit refuser aux dogmatiques, qui définissent la réalité du monde extérieur par son indépendance par rapport au sujet, la possibilité même d'une telle réalité. Le monde des objets dans son ensemble est et demeure une représentation, et partant reste éternellement et à jamais conditionné par le sujet ; c'est-à-dire qu'il a une idéalité transcendante. (5)
Dans son Tractatus, le premier Wittgenstein ne dira pas autre chose : « Le monde est ce qui arrive ». À ce stade de son œuvre (il n'a pas trente ans), Schopenhauer, après quand même deux ouvrages (« De la quadruple racine du principe de raison suffisante », « Sur la vision et les couleurs »), est parvenu à une position parfaitement claire : il a assimilé le criticisme kantien, dont il donne une vision plus franche et plus exacte, et les premières pages du Monde ne sont qu'une synthèse, ici particulièrement limpide, de ces premiers travaux.
Sobrement, Wittgenstein conclut son traité par la proposition : « Sur ce dont je ne peux parler, j'ai l'obligation de me taire ». Schopenhauer, au contraire, entame à ce point le deuxième stade de sa carrière, celui qui lui vaudra une gloire impérissable ; il va parler de ce dont on ne peut parler : il va parler de l'amour, de la mort, de la pitié, de la tragédie et de la douleur ; il va tenter d'étendre la parole à l'univers du chant. Hardiment, et seul à ce jour parmi les philosophes, il va entrer dans le domaine des romanciers, des musiciens et des sculpteurs (qui lui en vaudront une reconnaissance durable, et se montreront toujours réconfortés d'avoir à leurs côtés un compagnon aussi serein, aussi lucide). Il ne le fera pas sans tremblement, car l'univers des passions humaines est un univers dégoûtant, souvent atroce, où rôdent la maladie, le suicide et le meurtre ; mais il le fera, et il ouvrira à la philosophie des terres neuves (inexplorées avant lui, et si peu ensuite) : il va devenir le philosophe de la volonté ; et sa première décision, au moment d'entrer dans ce nouveau domaine, sera d'utiliser l'approche, très inhabituelle pour un philosophe, de la contemplation esthétique.
Michel Houellebecq
(1) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre premier, chapitre 1.
(2) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre premier, chapitre 2.
(3) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre premier, chapitre 4.
(4) Le monde comme volonté et comme représentation - Livre premier, chapitre 4.
(5 )Le monde comme volonté et comme représentation - Livre premier, chapitre 5.
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chapitre 3, cliquer ici
chapitre 4, cliquer ici
chapitre 5, cliquer ici
