D'emblée la justesse ou même l'urgence du sujet s'impose, d'autant plus que Fernando Baez, essayiste et poète vénézuélien, commence avec l'évocation d'un séjour à Bagdad, en 2003 : bibliothèques et musées pillés, collections irrémédiablement détruites, sous l'œil impassible des Américains. Contrairement aux inquisiteurs de tous les temps, les libérateurs bien-aimés sont passés maîtres dans l'art de la sous-traitance: celle de la torture comme celle de la destruction des livres et de la mémoire des peuples, dont Baez n'a pas trop de peine à nous montrer qu'elle accompagne, précède ou suit toujours celle des peuples elle-même - question d'identité, qui n'existe qu'à pouvoir se conserver et se raconter.
C'est là l'enjeu principal de cette nouvelle et monumentale histoire: qu'en tous temps et tous lieux, les exécutions, les guerres et les exterminations ont été doublées par la destruction de la mémoire qui s'y rapporte. Là où on brûle les livres, on finit par brûler les hommes, écrit Heine en 1821. Ce n'est que trop vrai, à ceci près que souvent c'est l'inverse, qu'on s'acharne sur les traces de ceux que la haine, le fanatisme et la soif de vengeance ont déjà fait disparaître physiquement.
Le livre de Baez, c'est l'histoire de toutes ces destructions, aussi exhaustive que possible, car il ne faut pas sous-estimer l'efficacité de la destruction, qui peut culminer dans l'effacement de ses propres traces. Il existe beaucoup de livres qui ont été détruits et dont nous ne savons rien, même pas s'ils ont existé. Idée vertigineuse d'ailleurs, par exemple par rapport à la belle culture classique grecque: se rend-t-on seulement compte de quels minces fragments échappés aux désastres successifs est constituée cette partie de l'héritage occidental? Et que ce n'est guère mieux pour les parties latines ou hébraïques? Les fondements de la civilisation occidentale, comme des autres, c'est autour de 90 % de livres détruits, dont on ne sait plus rien. C'est d'autant plus vertigineux, et somme toute presque ironique, que cela ne nous a pas empêché de vivre…
Séduction initiale du propos, puis déception, puis de nouveau fascination: le livre de Baez nous laisse sur notre faim sur le plan de l'analyse historique, de l'interprétation d'énormément de faits, mais celle-ci serait évidemment très difficile et complexe. Il s'impose cependant par son caractère impitoyablement exhaustif. De l'Assyrie à la Grèce en passant par l'Égypte, de l'énigme de la bibliothèque d'Alexandrie en passant par la Chine, Rome et Byzance, du monde arabe au Moyen Age européen, de l'Inquisition aux codex des Aztèques, des bolcheviks aux nazis, des franquistes aux fondamentalistes modernes, le propos s'impose par l'extraordinaire effet d'accumulation sur lequel il repose. C'est bien une histoire universelle que nous lisons, et elle est d'une extraordinaire cruauté, comme celle des exterminations qu'elle aura toujours accompagnées.
Deux saluts, enfin: à Gutenberg tout d'abord, dont l'invention a changé la face de la destruction des livres, qui aura eu dès lors beaucoup de peine à être aussi totale qu'auparavant. Et au monde arabe ensuite, qui a nettement moins de bibliocaustes à son actif que le monde chrétien, turc, mongol, chinois, etc., et qui sort sans doute définitivement innocenté par Baez de la destruction de la bibliothèque d'Alexandrie.
Et une remarque, pour conclure: il n'est plus nécessaire aujourd'hui de détruire les livres. Les mondes imaginés par Georges Orwell ou Ray Bradbury (Fahrenheit 451) ont fait leur temps. Les livres et la mémoire qui s'y conserve se perdront aussi sûrement dans leur vertigineuse multiplication que dans leur destruction au cours des trois derniers millénaires. Et il n'est pas plus sûr que cela nous empêchera d'exister.
Fernando Baez, Histoire universelle de la destruction des livres, Fayard