Nathalie Heinich a acquis une incontestable autorité en sociologie de l'art au long d'une série d'ouvrages qui vont de La Gloire de Van Gogh (1991) à L'Élite artiste (2005) en passant par Le Triple Jeu de l'art contemporain (1998). Élève rebelle de Pierre Bourdieu, Heinich défend des idées bien à elle comme celle du régime de singularité qui caractérise l'art moderne et ses suites ou encore celle de l'art contemporain non pas comme art d'une période mais en tant que genre au plein sens du terme.
Dans un ouvrage récent intitulé Faire voir, Heinich nous parle méthode et choisit de cerner cette part de sa discipline qu’elle définit comme « sociologie des médiations ». Elle y défend l’idée que, dans le système autonomisé que connaît l’art plus que jamais, l’œuvre autant quel’artiste n’accèdent à l’existence qu’à travers une suite d’interventions quiles désignent, les qualifient, les positionnent, les évaluent. C’est là unvéritable travail de construction collective, en dehors duquel il n’est point de salut. Nous vivons certes, note Heinich, dans l’illusion qu’il a suffi à Marcel Duchamp de dire de n’importe quel objet « Ceci est de l’art » pour que cet objet se métamorphose en œuvre. Au vrai, rétorque-t-elle, il a été nécessaire à l’artiste de mobiliser une suite d’intercesseurs pour que son fameux urinoir accède à la galerie, puis au musée.
En matière d’arts plastiques, les intermédiaires sont particulièrement nombreux à l’intérieur d’une répartition complexe des rôles dans laquelle entrent même des objets comme ces « cartels » qui, dans les musées et salles d’exposition, participent de la qualification des tableaux. Or, le fonctionnement de ces médiations demeure trop peu pris en compte dans l’analyse du fait artistique. Et ce d’autant que les institutions tirent avantage de ce que leur fonctionnement demeure plus ou moins caché.
Il s’agit donc pour la sociologue de s’attaquer à cette occultation en commençant par rompre avec l’opposition habituelle de l’art et du social pour la raison que celui-là participe entièrement de celui-ci. C’est pourquoi dans ses analyses Heinich entend substituer à une pensée substantialiste une pensée relationnelle selon laquelle « ce ne sont plus les médiations qui amènent aux œuvres, mais ce sont les œuvres qui deviennent l’outil permettant de tracer le passionnant parcours des mots, des gestes, des objets, des inscriptions, ainsi que des catégorisations, des évaluations, de sargumentations, sans lesquelles elles n’auraient pu elles-mêmes se frayer un chemin entre ceux qui les produisent et ceux qui les reçoivent. » (p.32-33)
Partant de quoi, Nathalie Heinich s’attache dans Faire voir à évoquer des médiations en actes à travers les personnes qui les accommplissent (conservateurs, commissaires, critiques, etc.) comme à travers les critères dont ils se servent pour définir, classer, juger. Après une réflexion sur le statut des conservateurs d’aujourd’hui, écartelés entre leursresponsabilités de fonctionnaires et leur compétence d’esthètes, elle examine quelques cas concrets sur dossier ou sur observation. Sur dossier, elle évoque minutieusement l’extraordinaire procès qu’en 1927 à New York Brancusi intenta à un État américain voulant fortement taxer l’importation de son "Oiseau" en tant qu’objet utilitaire alors que son statut artistique devait l’exempter des droits de douane. Épuisant débat qui mobilisa avocats et experts autour de la question de savoir selon quel critère on identifiait l’art en fin de compte.
Mais plus passionnantes sont les deux études qui suivent et portent sur l’observation de commissions au travail, la première ayant trait aux procédures d’achat à l’intérieur d’un FRAC, la seconde à une commission municipale d’aide aux artistes. En ces cas, Heinich veille à ne pas s’attarder à tout ce qui est, à l’intérieur des échanges, partis pris discutables et arguments de mauvaise foi, mais elle s’attache à mettre en évidence des positions de principe qui, en toute exigence ou cohérence, vont pourtant dans les sens les plus opposés. Dans le cas du FRAC, les débats sont en permanence traversés par des logiques antinomiques : ainsi par exemple d’une logique patrimoniale consistant à acheter peu d’œuvres chères face à une logique de soutien aux jeunes artistes qui revient à acheter beaucoup d’œuvres pas chères. S’agissant de la commission municipale, la prise de décision s’avère plus corsée encore dans la mesure où les données personnelles interviennent fortement tant du côté experts que du côté artistes postulants. Toujours est-il qu’il n’est pas de critériologie stable et que, s’agissant de gérer la singularité (cette valeur suprême de l’artcontemporain), toute une série de « qualités » comme le savoir-faire,la mise à distance par l’artiste de sa manière, l’émotion ou l’artisanat sontinvoquées qui peuvent tour à tour servir le demandeur ou se retourner contre lui. Avec à l’horizon ce dilemme récurrent : faut-il subventionner des artistes plus ou moins médiocres mais qui ont besoin d’aide ou donner del’argent à des artistes reconnus qui n’en ont pas besoin ?
En fait, le jugement des experts passe en général par trois phases : la conformité du projet aux critères de la commission, son appartenance à l’art contemporain, l’authenticité du postulant. Ces deux dernières valeurs sont au centre d’une autre contradiction qui anime sans trêve l’art aujourd’hui : l’artiste doit prouver qu’il s’inscrit dans l’espace du contemporain mais l’exigence d’authenticité veut qu’il se pose en rupture avec cette appartenance. « C’est que, écrit Heinich, les qualités de l’un sont souvent inverses des qualités de l’autre, du fait que la logique de singularisation propre à l’art contemporain incite à « casser » , y compris les standards de la singularité authentifiée par le sens commun, tels que l’implication de la personne, le sérieux, la recherche de l’originalité, le travail sur l’intériorité » (p. 173). De là, chez les plasticiens la vogue des postures d’ironie, de dérision, de citation moqueuse, etc. C’est dire, peut conclure Heinich, combien les experts ont du mérite à édifier malgré tout des principes de jugement à peu près cohérents.
Dans un chapitre final, l’auteur se tourne vers les jeunes sociologues des médiations pour leur donner quelques conseils pratiques sur la manière d’observer une commission au travail. Initiative précieuse qui donne à penser que la sociologie de l’art a encore de beaux jours devant elle.
Nathalie Heinich, Faire voir. L’art à l’épreuve de ses médiations. Paris-Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, « Réflexions faites », 2009. 18 €.