Chaque nouvel ouvrage de Pierre Bayard est invitation à agrandir le spectre de notre vie psychique. Et chacun y invite d’un point de vue toujours paradoxal, qu’il prenne appui sur des exemples littéraires ou sur des théories inspirées ici par la physique et là par la psychanalyse. Ce qui donne des développements tout à la fois sérieux et cocasses, prenant à rebours les idées reçues. Soit encore autant de montages astucieux de cas singuliers qui entraînent le lecteur à se demander, au long de l’impeccable démonstration, à quel moment il a été piégé.
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Le Bayard nouveau est donc arrivé et s’intitule Il existe d’autres mondes. Christine Marcandier en a parlé ici. On y revient pour évoquer quelques points de méthode. Partons donc du paradoxe initial : chacun de nous aurait plusieurs vies qu’il mènerait dans des univers parallèles mais sans qu’il s’en rende compte. À ce principe, Bayard déroge toutefois le concernant, puisque, dès l’entame, il nous révèle que, psychanalyste et prof de littérature à Paris, il est aussi détective, ghostwriter chez un éditeur, chef d’un orchestre symphonique en Corée du Sud, réalisateur de cinéma à Hollywood et amant de la belle Scarlett (Johansson sans nul doute). En tout cas, les vies latérales qu’il mène correspondraient à autant de bifurcations possibles qui se seraient présentées à lui au cours de son existence. Or, nous serions tous dans le cas et vivrions « ailleurs » les voies obliques que nous avons manquées.
Partant de quoi, l’auteur va s’appuyer sur trois « savoirs » pour accréditer l’idée qu’il existe bien des univers parallèles et qu’il importe d’en avoir conscience : ce sont la physique quantique, la psychanalyse et la science-fiction la plus inspirée (L’Avènement des chats quantiques de Pohl et la série télévisée Sliders). Deux idées à prendre en compte à cet endroit : 1° nous sommes dans un monde d’ondes à l’intérieur duquel, d’une fréquence à l’autre, notre personnalité s’actualise en différentes versions ; 2° il conviendrait de transformer la topique interne conçue par Freud en topique externe telle que l’inconscient devienne l’origine de réalisations de soi en des mondes contigus au nôtre.
De grands auteurs viennent ici à la rescousse de la démonstration, que ce soit Kafka ou Dostoïevski. Leurs œuvres sont remarquablement habitées, dit Bayard, par l’altérité psychique et il n’est pas utile de faire appel à la prescience chez le premier ou au refoulement chez le second pour rendre compte de leurs anticipations extraordinaires. « Dans la perspective de la topique externe […], écrit Pierre Bayard, c’est une tout autre représentation qui prévaut, où l’écrivain explore les vies parallèles qu’il mène dans les univers alternatifs dont il perçoit les échos. » (p. 106). L’illustration la plus étonnante à cet égard est empruntée au cas des sœurs et frère Brontë. Ceux-ci ont consacré leur jeune âge à écrire l’histoire d’une Ville de Verre, vaste fédération dont ils se partageaient les royaumes et qu’ils décrivaient systématiquement. Fabuleuse activité imaginaire, comme on voit, qui devait nourrir par la suite leurs œuvres respectives. Par ces « préparatifs », les univers alternatifs sont rendus tangibles et s’avèrent riches d’indications. Ce qui permet à Bayard d’ajouter : « ce qu’explorent les sœurs Brontë, ce ne sont pas des parties inabouties de leur identité qu’elles entreprendraient de compléter, ce sont de véritables personnalités alternatives. » (p. 117) Et le critique de noter encore que les sœurs se sont volontiers représentées en hommes dans ces univers d’à côté que sont leurs romans.
Artistes et écrivains auraient donc, mieux que nous, un éveil particulier à tout ce qui est bifurcation mentale vers d'autres mondes possibles au travers de désirs et de fantasmes assumés (c’est encore Nabokov se percevant en Humbert Humbert dans Lolita). Mais, après tout, nous simples mortels, au prix d’une stimulation cérébrale bien gérée, n’aurions-nous pas droit tout autant à ce genre d’imaginaire exploratoire ? L’auteur ne l’exclut pas, estimant qu’à chacun de nous est permis de ne pas se penser unique mais, à l’inverse, ouvert à la pluralité des « moi » qui résonnent en nous. Pour ce faire, pensons notre cerveau comme un extraordinaire capteur d’ondes et mettons-le sans retard en mouvement. Autrement dit, devenons les romanciers de nous-mêmes.
Ce que Pierre Bayard critique littéraire et psychanalyste est largement : un romancier plus que potentiel. Il l’est par sa façon de reprendre et de relancer des fictions conçues par d’autres. Il l’est plus encore en grand maître du paradoxe qui nous propose d’inverser avec lui de grands principes d’ordre, de perception, de représentation. C’est ainsi que Il existe d’autres mondes prolonge avec bonheur quelques-uns des essais antérieurs du critique – Demain est écrit ou Le plagiat par anticipation – qui nous conviaient déjà à prendre au sérieux de curieux phénomènes mentaux tout en les saupoudrant à bon escient de quelques grains de sel. Cette fois, et pour notre plaisir, Bayard n’hésite pas à franchir un pas de plus.
- Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes. Paris, Minuit, « Paradoxe », € 15. En librairie le 6 février.
- Du même P. Bayard, les éditions de Minuit rééditent en poche (collection « Double ») la remarquable Enquête sur Hamlet. Un dialogue de sourds (€ 8, 80).