Parlez-moi d’amour. Quoi qu’on en pense, le roman continue à répondre à l’injonction, car il trouve dans le sentiment amoureux sa substance première. Et le roman français d’aujourd’hui, parfois si décrié, parle d’amour avec bonheur, c’est-à-dire en l’inventant ou le réinventant. Allez voir chez Christine Angot, Alain Fleischer, Caroline Lamarche, Camille Laurens, Éric Laurrent.
Parlez-moi d’amour. Quoi qu’on en pense, le roman continue à répondre à l’injonction, car il trouve dans le sentiment amoureux sa substance première. Et le roman français d’aujourd’hui, parfois si décrié, parle d’amour avec bonheur, c’est-à-dire en l’inventant ou le réinventant. Allez voir chez Christine Angot, Alain Fleischer, Caroline Lamarche, Camille Laurens, Éric Laurrent. Tous réunis autour de la question amoureuse, ils relancent à neuf les relations sentimentales, ils explorent la sphère de l’érotique, ils plient écriture et imaginaire à des pulsions méconnues.
Ici il sera question du très remarquable Renaissance italienne d’Éric Laurrent. Le roman forme un diptyque avec Clara Stern, que l’écrivain fit paraître trois ans plus tôt. Au centre des deux volumes, le même « je », grand coureur, sauteur, hâbleur et champion de l’amour vécu dans l’instant. Il en sait long sur l’intimité des amants dans la chambre. Mais il est en recherche d’une passion si elle veut bien venir, et elle vient deux fois, la première avec Clara Stern, la seconde avec Yalda Apadana. Contraste à cet endroit : la première expérience échoue, la seconde réussit et au-delà. L’on s’en tiendra ici au plus récent volume qui conjugue l’érotique et le langagier de façon éblouissante. On y trouve, d’une part, le récit d’une gestation affective qui reconduit de façon imprévue la primitivité de l’acte amoureux. On y a, de l’autre, le mouvement d’une écriture qui, démarquant des styles connus avec un brio éclaboussant, épouse l’expérience des sens et du cœur jusqu’au plus intime. Donc une œuvre biface et procurant deux plaisirs, les uns et les autres étroitement liés.
On sait Laurrent amateur de belle langue. Il s’en donne ici à cœur joie. Or, la manière d’écrire dont il se dote est toute proche du pastiche, un pastiche qui mixte sans retenue les styles des frères Goncourt, de Marcel Proust, de Claude Simon, de quelques autres encore. Comble d’une artisterie qui, faite de phrases contournées, d’incidentes et de mots rares, devrait en toute logique agacer. Mais le lecteur, emporté dans un mouvement fluide et sensuel, est ravi en permanence. C’est qu’il entre en connivence avec le procédé imitatif, en apprécie les clins d’œil, en goûte les trouvailles mais pour découvrir que la démarcation produit, chemin faisant, un ton tout personnel. Humour et désir coopèrent ici à même l’écriture, tout comme ils collaborent sans désemparer au long de la rencontre entre Yalda et le narrateur
Quant à leur histoire, par quoi nous atteint-elle ? Quand débute le roman, le héros-narrateur est doublement convalescent : il sort d’un amour qui s’est mal terminé et de la rédaction d’un livre le contraignant à l’isolement complet. Il accepte de rejoindre Yalda Apadana qui passe des vacances dans une villa toscane avec des amis. Très vite, Yalda et lui vont faire bande à part, fuyant les autres et rendant une visite pleine de dévotion aux richesses artistiques qui peuplent la région. À voir quelle connivence unit les deux personnages, on comprend sans mal qu’une idylle est en train de naître et l’on s’étonne de ne pas voir plus rapidement ces derniers être l’un à l’autre, ce qui risquait de donner un roman bien banal.
Or, face à une Yalda hautement désirable, le narrateur se demande dans quel scénario il joue. Il prend acte de l’amitié tendre et complice qui se noue avec la jeune femme. Il se demande par ailleurs si une très simple aventure des sens n’est pas souhaitée. Mais il s’aperçoit aussi qu’il cristallise au sens stendhalien du terme et que, prêtant à la partenaire maintes qualités, il en perd ses moyens. La jeune femme, quant à elle, séduisante toujours et séductrice à ses heures, ne dévoile rien de ses intentions. Tout cela donnant un charmant marivaudage d’aujourd’hui. Mais avec ces questions graves et lancinantes : à quoi reconnaître l’amour chez soi comme chez l’autre? S’il est là, comment agir au risque de tout perdre ? Ne vaut-il pas mieux renoncer plutôt que d’aller au-devant de nouvelles souffrances ?
Au fond, ce que décrit Laurrent avec beaucoup de justesse, c’est la formation entre deux êtres du cercle clos de l’amour mais tel que ce cercle ne se fera île enchantée qu’à la faveur d’un double geste ultime dont la décision est éminemment hasardeuse. Mais il montre mieux encore que le don de l’un à l’autre, avec ce qu’il a de précaire, passe par toutes sortes de manœuvres plus triviales comme cette fixation récurrente du regard masculin sur les parties du corps féminin désiré. Autant dire qu’il n’est pas d‘innocence du sentiment, fût-il sincère. Ce que l’on voit encore au fait que, prêt à se déclarer, le héros amoureux se remémore certaines de ses bonnes fortunes antérieures, dont le souvenir vient se loger, de façon biscornue, dans la pensée de celui qui use de toutes les ruses pour retarder le moment de franchir le pas.
Au fil de ce qui est aussi et très simplement une belle histoire heureuse, Éric Laurrent redessine les frontières de l’espace érotique tel qu’on peut l’occuper aujourd’hui et s’y ébattre avec plus ou moins de succès. Il donne à percevoir ce qui dans cet espace ne sépare pas ou sépare mal le frivole et le grave, ce qui est du sexe et ce qui est du cœur, l’illusion et la réalité. Il fait enfin la part de ce qui dans l’amour est conversion à l’autre, avec ce que l’on y gagne et avec ce que l’on y perd.