Lisez le récent Comment parler de la société de l’Américain Howard S. Becker. Cet ouvrage que l’on pourrait croire de sévère sociologie est, d’un bout à l’autre, « malin » et stimulant. Affaire de ton tout d’abord. Le brillant héritier de la fameuse école de Chicago qu’est Becker apporte au discours des sciences sociales un mode de pensée easy going, où l’humour bienveillant le dispute à la conviction joyeuse pour rompre avec le désenchantement si commun à la discipline. Affaire ensuite de mise en cause des distinctions disciplinaires en ce qu’elles ont de rigide et de convenu. Ainsi, pour Becker, la sociologie est loin d’avoir le monopole de la représentation et de l’interprétation du social et peut appeler à la rescousse de ses enquêtes et statistiques trop arides pièces de théâtre, romans et photographies. Dans ses enseignements d’ailleurs, Becker n’hésitait jamais à utiliser toutes sortes d’éléments hétérodoxes pour éveiller l’attention et la créativité de ses étudiants.
Comment parler de la société a pour idée centrale que toute représentation implique une collaboration étroite entre fabricantset utilisateurs des « messages ». Façon de dire que, les artefacts proposés par le fabricantne livrant jamais tout leur sens, il revient à l’usager de prolonger ce qu’il lit, voit oudéchiffre. Un cas n’est pas l’autre évidemment. Dans un traité de sociologie, les tableaux statistiques sont abondamment commentés et, si on veut bien les lire (ce que tout le monde ne fait pas), il y a peu à y ajouter. Il en va autrement avec les photos documentaires. Les American Photographs de Walker Evans sont une figuration magnifique de la réalité américaine mais qui exige du spectateur tout un effort de mise en rapport des diverses photos pour en dégager traits récurrents, similitudes et différences. À ce travail d’élaboration seconde, les usagers sont certes peu préparés mais ils peuvent s’appuyer, note Becker, sur l’aide que leur apportent les « communautés interprétatives » dont ils font partie.
À partir de quoi, Howard Becker pose la question des modalités de la représentation selon les choix que les fabricants ont à poser. Or, choisir, c’est avant tout retenir certaines informations plutôt que d’autres, vu qu’il est impossible de tout dire. En sociologie comme en art, il est donc toute une stratégie de sélection des détails. À cet égard, nul ne peut se contenter de reprendre les formules toutes faites. Ainsi la simple présentation d’un tableau statistique au sein d’un manuel peut conduire à trouver de nouvelles formes d’étiquetage ou de classement en colonnes, plus économiques ou plus suggestives. Quant à l’innovation en matière d’art, elle va sans dire. Sur ce terrain de l’invention, on sent Becker constamment en éveil créatif à travers des questions comme : la photo ne peut-elle en certains cas remplacer le texte ? pourquoi ne pas retenir les odeurs quand on décrit un cadre de vie ? comment rendre plus opératoires les graphiques ? Mais le sociologue américain n’est pas pour autant obnubilé par la figuration réaliste et il se plaît à évoquer en contrepoint ces formes d’abstraction que sont la parabole (exemple des pièces parlées de Daniel Antin), l’idéal-type à la Weber ou le modèle mathématique. Pour improbables qu’elles soient dans leurs contenus, ces modélisations n’en sont pas moins utiles à la compréhension du fait social.
Howard Becker se demande par ailleurs sur quoi se fonde la crédibilité des messages. Elle tient sans nul doute à leur cohérence, s’appuyant par ailleurs sur les tests de vérification auxquels l’usager les soumet. Chacun sait cependant qu’à toute représentation correspond un degré d’imperfection voulant que fabricants et usagers s’en tiennent à un « bien assez bon comme cela » : une vérité relative suffit souvent au service que nous demandons aux documents utilisés.
Mais n’allons pas croire que Becker manifeste peu d’exigence quant à la qualité des représentations. Il situe simplement cette exigence à un autre plan que celui de la véracité. Elle prend pour lui un caractère éthique et tend vers quelque volonté de démocratie. À cet égard, on le voit se réclamer des maîtres que sont le Russe Mikhaïl Bakhtine et le Canadien Erving Goffman. Ainsi le « dialogisme » du premier est défense d’un pluralisme des opinions qui peut se manifester dans la fiction comme dans l’enquête. Quant à la volonté du second de décrire les « institutions totales » loin des catégories conventionnelles, elle est souci d’éviter les biais idéologiques malfaisants (Goffman ne parlera pas de « dépendance à la marijuana » mais d’ « usage de la marijuana », et c’est plus qu’un détail).
Dans la partie théorique comme dans la partie pratique de son ouvrage, Becker prend ses exemples en tout domaine, et cela ne fait qu’ajouter au charme de sa démonstration. Pointons spécialement, en dernière partie, les exemples empruntés à la littérature. Côté théâtre, Becker met en parallèle trois techniques « critiques », également fécondes : cas où la parole est donnée à deux points vues totalement opposés (G.B. Shaw) ; cas où elle est portée par de multiples voix (Caryl Churchill) ; cas où une seule voix se fait entendre mais qui se trouve être de mauvaise foi (Wallace Shawn). Côté roman, une brillante analyse montre qu’Orgueil et préjugés de Jane Austen repose sur l’exploration d’un « champ de possibles », celui des stratégies matrimoniales chez les femmes de la petite aristocratie anglaise ; un examen des « techniques de la liste » pratiquées par Georges Perec (voir Je me souviens) invite les sciences sociales à faire usage de ces techniques sur leur versant descriptif ;à l’opposé, l’évocation des Villes invisibles d’Italo Calvino met en évidence, en matière de sociologie urbaine, la puissance de l’imagination comme fondatrice de théorie.
L’allégresse qui préside aux développements de Becker est contagieuse. Rien qu’à les lire on est gagné par leur ouverture d’esprit et leur entrain à bousculer les conceptions et pratiques les plus reçues. On aime encore voir avec quelle liberté Becker prend son bien là où il le trouve, mixant les productions sociales les plus diverses (cartes routières comprises), tout en réunissant chercheurs, artistes et écrivains en une seule et même famille.
Howard S. Becker, Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, traduit de l’anglais (États-Unis) par Chr. Merllié-Young et revisé par H. Peretz, Paris, La Découverte, « Grands Repères/Guide », 2009. 24 €.