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Billet de blog 9 juin 2010

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Noter, oublier, ajouter, enlever, égarer, refaire...

Vous dressez la liste des courses que vous avez à faire. Elle met en colonne les noms de ceux qu'elle invitera à son cocktail. Le journal publie le palmarès des romans qui se vendent le mieux (en tête Pancol, Musso, Rufin la semaine dernière : consternant).

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Vous dressez la liste des courses que vous avez à faire. Elle met en colonne les noms de ceux qu'elle invitera à son cocktail. Le journal publie le palmarès des romans qui se vendent le mieux (en tête Pancol, Musso, Rufin la semaine dernière : consternant). Je cherche un mot parmi ceux que retient et classe le dictionnaire. Les instances officielles publient les listes des candidats aux élections. Bref, nous listons tous et nous listons beaucoup. La liste est une activité commune, une activité utilitaire, une activité qui ne va pas sans procurer une anxiété voluptueuse au maniaque qui sommeille nous: quelle inquiétude à l'idée d'oublier un «item» mais quelle jouissance aussi à biffer un point dans un relevé des choses à faire.

Illustration 1

Or, si le listage a été pratiqué par les plus grands écrivains à des fins littéraires (Rabelais ou Montaigne, par exemple), il n'a guère retenu l'attention des spécialistes du langage et de la rhétorique. Mais, depuis quelque temps, l'apparition du modèle sémiotique a changé la donne et l'on a vu des Georges Perec, Roland Barthes ou Umberto Eco prendre en charge cette curieuse question. Voici aujourd'hui qu'un philosophe subtil réfléchit à ce que sont nos pauvres listes dans un ouvrage savoureux, intitulé De haut en bas. Philosophie des listes. Spécialiste de l'esthétique dans ce qu'elle a de plus complexe (celle de la musique, par exemple), Bernard Sève, son auteur, aborde donc un objet que l'on peut tenir pour trivial et qui lui fait dire en commençant: «Rien n'est plus simple qu'une liste, rien n'est plus anodin, rien n'est moins problématique». Mais ce n'est que pour mieux nous démontrer par la suite et tout au long que, en son principe même, la liste offre maints aspects singuliers et que, dans la pratique, elle possède des ressources innombrables.

D'entrée de jeu, Sève entend saisir la liste dans sa structure de base. Pour lui, elle est faite de mots (non d'objets), est fortement liée à l'écriture, ne connaît pas de syntaxe (de ce point de vue, elle est «hors contexte») et s'écrit de préférence en colonne. Mais voici bientôt des observations plus excitantes. Elles nous apprennent qu'une liste n'est nécessairement ni finie ni infinie. Ainsi la liste des rois de France est, au moins provisoirement, finie quand celle des fausses idoles adorées par l'homme peut être poursuivie sans fin. Les listes ne sont pas non plus ordonnées à tout coup. Ainsi je puis dresser la liste des courses à faire au supermarché en pensant à la succession des rayons et en m'y conformant mais je puis aussi bien préparer mon petit inventaire dans le désordre. Chez les obsédés du listage, l'ordre prime: c'est au point qu'au supermarché, acquérant une marchandise non listée, il arrivera au maniaque de l'ajouter séance tenante à sa liste pour la biffer aussitôt.

Les philosophes ont toujours eu le goût du paradoxe et Bernard Sève ne fait pas exception à la règle. Il va ainsi nous parler avec bonheur de ces cas intéressants que sont «l'intrus de la liste» et «l'absent de la liste». Pour ce qui est de l'intrus, songeons au fameux «Inventaire» de Prévert et à ses ratons laveurs. Quant à l'absent, il correspond à ce sentiment que quiconque éprouve immanquablement: j'ai forcément oublié quelqu'un ou quelque chose dans le relevé que je viens de faire... Sève s'attarde par ailleurs à la question passionnante de ce qu'il nomme une «allure de liste». À partir de quel moment et de quel seuil a-t-on le sentiment qu'il y a liste? Sans nombre sont par exemple les séries qui prennent aisément cette allure. Et de citer les bustes d'hommes illustres dans un musée, les films à gags, les comptines, les natures mortes, les processions, les strip-teases et d'autres «collections» encore. Le roman policier est de toujours volontiers sériel: les Dix petits nègres d'Agatha Christie, les Maigret de Simenon...

L'auteur consacre de nombreuses pages enfin à l'usage de la liste en littérature. Paradoxe encore: refusant toute articulation de ses items entre eux, la liste devrait mal convenir au poète et plus mal encore au romancier en tant que narrateur. Et pourtant la liste est partout chez les écrivains. Dans la fameuse scène du fiacre de Madame Bovary, Flaubert énumère en litanie moqueuse les lieux que traverse la cahotante voiture. Dans La Faute de l'abbé Mouret, Zola dresse sans fin des inventaires des plantes qui poussent au Paradou, pratiquant une manière d'abondance pauvre. Et puis il y a Perec, Ponge et bien d'autres collectionneurs littéraires.

On épinglera encore dans cet ouvrage foisonnant d'idées et qui pourtant, comme dans une bonne liste, ordonne méticuleusement sa matière, des considérations excitantes sur l'usage polémique des listes. Rien qu'à énumérer les défaillances d'une politique vous accablez l'adversaire. Rien qu'à faire signer une pétition vous faites naître un courant de protestation. Où l'on s'aperçoit que ce procédé si plat du listage se révèle véritable instrument rhétorique.

Merci à Sève de nous avoir appris tout ça, que nous savions sans le savoir. Les bons livres sont parfois ceux qui nous apprennent à percevoir d'un regard neuf les usages et comportements les plus communs. C'est bien le cas avec le présent ouvrage: savant juste ce qu'il faut et aimable par tous.

Bernard Sève, De haut en bas. Philosophie des listes, Paris, Seuil, 2010. 19 €.

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