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Billet de blog 11 octobre 2008

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Un bel Angot, quoi qu'on en dise

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Par son écriture, Le Marché des amants donne à retrouver une romancière assagie, qui a abandonné le rythme haletant et vindicatif de ses œuvres antérieures. Cette fois, le récit avance tranquillement en petites notations serrées et presque froides. Mais, quant au contenu, il fait fort et ne le cède en rien à certains ouvrages précédents. C’est que, s’exprimant à la première personne, la romancière narre — par le menu ! — sa passion pour un rappeur vedette et homme de couleur, que l’on choisira de ne pas nommer ici (mais vous savez de qui il s’agit…) pour la raison que mieux vaut lire Le Marché des amants en pure fiction, même si les protagonistes en sont identifiables dans la réalité. Déjà point ici un élément dramatique qui ne manque pas de sel et permet à l’histoire narrée de se tenir sur une ligne paradoxale : une écrivaine bourgeoise et célèbre s’éprend d’un chanteur populaire qui s’avère bien plus connu qu’elle. Ce retournement des rôles, partiel et problématique, est un des éléments forts du roman et l’un des ressorts principaux de son action.

Dans un article fougueusement assassin des Inrockuptibles, Nelly Kapriélian, qui n’est pas a priori hostile à Angot, a parlé du « vide abyssal » du Marché des amants. Pour elle, ayant évacué le commentaire, le roman serait dépourvu de toute pensée. Mais qui dit qu’un roman doit penser ? Et d’autant qu’il s’agit d’une histoire d’amour, vouée en son principe à la perte, celle de soi, celle de l’autre, celle surtout de la raison réfléchissante. Or, ce qui fait la beauté du Marché est qu’il manifeste une capacité sans égale à rendre ce que l’on peut appeler la « menue monnaie » de l’échange amoureux. Petits gestes, petites actions, petits signes, tous mixés dans un cocktail d’adoration de l’autre et d’angoisse de soi. Exemple : la narratrice se demande longtemps qui lui rappellent les yeux de Bruno, pour retrouver finalement ce regard sur une photo d’elle-même petite fille. Détails fétichistes comme on voit que recroise le dénombrement tellement adéquat des ingrédients ordinaires d’une vie amoureuse : ici la sincérité et là le mensonge, ici la peur et là la fatigue.

Certes, la multiplication des détails en récit peut finir par user la patience du lecteur et d’autant que cela se joue à l’intérieur d’un échange inégal où l’intelligente romancière se fait de plus en plus bêtasse face à un Bruno qui, dans ses urgences et ses imprévus, affirme avec éclat son style de personnage, imprégné de passion musicale et de passion des mots. Cette « bêtification » de la narratrice par elle-même atteint d’ailleurs un sommet avec la scène où Christine, en d’autres temps férue de psychanalyse, en vient à consulter une voyante. Mais bêtise vraiment ? La séquence m’a paru fort joliment cinématographique et non dépourvue d’une ironie sous-jacente.

La narratrice entretient donc une distance objectivante envers elle-même. Cela donne au roman une allure d’enquête qui fait parfois penser aux « terrains » des anthropologues, à ces carnets de notes où l’on consigne sur le vif maints détails. Cela convient certes à Bruno dont la gestuelle est si évocatrice et si déroutante – y compris lorsqu’il tente avec une bonne volonté touchante à s’approprier la culture de l’autre. Mais cela vaut aussi pour Marc, prétendant incertain et intello rive gauche jusqu’à la caricature, et donc pour la narratrice elle-même. Cela donne, quant au couple, de très beaux passages marqués par la douceur fluide des imparfaits du verbe. Ainsi : « On marchait, on adorait marcher dans les rues tous les deux, j’adorais parce qu’il adorait. On descendait le boulevard Malesherbes, on traversait la place de la Madeleine, on se baladait. Une ou deux voitures s’arrêtaient pour lui demander des autographes. Il commençait à faire froid, c’était le début de l’hiver, il y avait du soleil. On se tenait par la main, on venait de traverser la rue, il y avait du monde, c’était un samedi, quand à quinze mètres devant nous sur le trottoir, en plein milieu, je remarquais un type avec un téléobjectif énorme qui nous mitraillait. » (p. 67. ) En tous les cas, loin des effusions Angot invente une écriture pour dire l’étrange « comment c’est » de ce si commun sentiment qui se vit dans le ressassement d’un « m’aimes-tu ? » éperdu. Elle nous rappelle par là et à sa manière que le roman est foncièrement voué à se faire langage de l’amour, comme le savaient Constant ou Stendhal, Radiguet ou Proust.

Mais l’enquête amoureuse débouche sur autre chose encore, non moins important. Comme l’indique le titre du roman, l’amour est

encore un marché où s’échangent symboliquement valeurs et capitaux tels que richesse, statut, prestige, beauté. Sous toute alliance

sentimentale il y a négociation en vue d’un équilibre de l’échange. C’est là ce que dénie la vie sociale le plus souvent. Or, ici, la chose se voit fortement affirmée et assumée. La blanche et le noir, la bourgeoise et le prolo, l’intellectuelle et la star, toutes ces oppositions se nouent au sein d’une situation extrême où les ajustements entre partenaires sont sans cesse à reprendre. Certes, la passion est censée gommer les disparités. Oui, mais la passion s’use et dès lors les questions fusent. C’est le moment que choisit Bruno pour disparaître de la vie de Christine. Mais celle-ci ne fera pas pour autant du pusillanime Marc son amant. Elle préfère recourir à une solution de compromis, d’un romanesque déconcertant.

Faute d’être un grand roman, Le Marché des amants est bien un beau roman. Un roman de notre temps en ce qu’il joue dangereusement sur la fine crête séparant réel et fiction. D’autres écrivains qu’Angot (Régis Jauffret, par exemple) empruntent aujourd’hui la même voie. Et l’on voit bien combien il y va de toute une reprise provocante de la question du réalisme et de son écriture.

Christine Angot, Le Marché des amants, Seuil, « Fiction et Cie », 19,90 €.

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