“Supportant mal que les lois israéliennes m’imposent l’appartenance à une ethnie fictive, supportant encore plus mal d’apparaître auprès du reste du monde comme membre d’un club d’élus, je souhaite démissionner et cesser de me considérer comme juif. ” (p. 134). Ainsi s’exprime avec une rare résolution Shlomo Sand, professeur d’histoire à l’université de Tel-Aviv et intellectuel de haut rang. Sa déclaration n’a rien de solennel non plus que d’ironique. Elle survient en conclusion logique d’une démonstration fortement argumentée et selon laquelle il n’est pas d’ethnie juive mais seulement un État d’Israël dont l’auteur est citoyen et dont il condamne par ailleurs la politique raciste et colonialiste.

Intitulé Comment j’ai cessé d’être juif en traduction française, l’ouvrage qui développe cette argumentation est sans conteste un pamphlet mais un pamphlet qui s’assortit d’une analyse serrée face à une réalité historique étonnamment enchevêtrée. Ainsi, chemin faisant, son auteur juge utile de cerner la notion de judéité à travers quatre “modèles” historiques distincts. Ce qui est fort éclairant. Il y eut et il y a l’antique religion juive qui fonda une identité sur la transmission de l’héritage par les mères. Il y eut et subsistent parfois des communautés se réclamant de l’appartenance juive : Shlomo Sand provient de la plus importante d’entre elles, celle de l’Europe orientale qui fut victime de nombreux pogroms. Il y eut et il y a une grande diaspora de dimension mondiale (en partie intellectuelle) qui résulta entre autres des persécutions infligées aux Juifs par Staline et par Hitler et que la Shoah fédéra en une vaste mouvance à l’échelle du monde. Et il y eut la fondation par le sionisme — un sionisme se voulant majoritairement laïc — de l’État d’Israël avec occupation de la Palestine. Tout cela se superpose et s’emmêle si bien dans les faits que l’on sait gré à l’auteur d’y mettre bon ordre.
De quoi résulte clairement pour Sand qu’il n’est pas d’identité juive en dehors du critère religieux. Car c’est en fin de compte ce dernier qui fait foi lorsque l’État israélien déclare “juifs” ses citoyens. Or, ce critère ne saurait convenir à un laïc conséquent tel que l’auteur, qui ne peut acepter que la théocratie se soit ainsi muée en ethnocratie. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Et, pour lui, au bout du long trajet sioniste, on ne trouve qu’un concept creux d’appartenance, car ne reposant ni sur une culture ni sur une langue. “Certains savants sionistes en Israël et à l’étranger, écrit-il encore non sans ironie, ont beau proclamer l’existence d’une “pureté génétique” que les juifs auraient préservée au cours des générations, ils n’ont cependant toujours pas réussi à caractériser un juif selon un prototype d’ADN.” (p. 114)
A pourtant bel et bien existé une vaste communauté juive dotée d’une forte culture populaire, qu’admirait Franz Kafka, et d’une langue, le yiddish. Elle était nombreuse et misérable, vivant dans des shtetls à l’est de l’Europe. La famille Sand en faisait partie — tout comme les familles de plusieurs des futurs dirigeants israéliens. Et Sand conserve visiblement une fierté de cette origine, constatant qu’Israël n’a eu d’autre volonté que de gommer les traces de cette culture de pauvres dans une sorte de progrom symbolique.
Cela étant, le pamphlet de Sand a deux cibles principales. C’est d’abord, on l’a compris, cet État d’Israël auquel il appartient et dont il se veut pleinement le citoyen. Mais il en condamne sans réserve la politique de colonisation — par ségrégation à l’intérieur du pays et par extension brutale des territoires. “Le statut du juif en Israël ne ressemble-t-il pas, écrit-il même, à celui de l’Afrikaner dans l’Afrique du Sud d’avant 1994 ?” (p. 123). Mots très durs que ceux-là et qui doivent interpeller une gauche israélienne minoritaire.
La seconde cible vise l’idée soigneusement entretenue selon laquelle, par-delà Israël, il existerait un vaste “peuple monde” se réclamant d’une identité juive et rassemblant de par la planète grands intellectuels et gens puissants dans une sorte d’union sacrée. Ceux-là, note Sand, aimeraient se prévaloir d’une éthique supérieure leur donnant différents droits. Mieux, Israël serait naturellement leur patrimoine national et leur appartiendrait bien plus qu’aux 20 % d’arabes qui vivent dans les limites du pays. Il s’agirait là d’un club d’élite dont la caution durable serait les souffrances endurées jadis. Et certains de ses membres voudraient à toute force que la victimisation génocidaire soit une exclusivité juive.
Pour Sand, par ailleurs, il y eut certes et il y a encore de grands penseurs ou des prix Nobel d’origine juive qui ont honoré la pensée humaine. Et de citer Marx ou Freud, auxquels on peut ajouter Durkheim, Levinas ou Chomsky. Mais suffit-il de dire, pour contester la réalité d’une tradition, que ceux-là ont constamment opéré dans l’intérêt de l’humanité entière et non dans celui de leurs seuls coreligionnaires ? L’argument ne rend pas compte d’une tournure d’esprit spécifique propre aux penseurs cités, tous révolutionnaires et tous véritables fondateurs de paradigmes. On serait tenté d’asticoter également l’auteur quand il nie l’existence d’un humour juif alors que lui-même y va d’une excellente plaisanterie de mère juive aux accents woody-alléniens…
Cela dit, on lira sans retard Comment j’ai cessé d’être juif. Livre choc et acte de courage. Livre brillamment écrit de plus, qui est de la plume d’un scientifique comme d’un homme de passion et d’engagement.
Shlomo Sand, Comment j’ai cessé d’être juif, traduit de l’hébreu par Michel Bilis, Flammarion, “Café Voltaire”, 12 €