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Les économistes que nous voyons et entendons débattre sur les chaînes télé sont d’écoles diverses mais ont un trait commun : ils annoncent ce qui va se produire avec une assurance totale et un culot imparable. Or, à chaque coup ou presque, comme la suite nous le dit, ils se gourent. Mais, puisque sur le moment nous ne comprenons pas grand’chose à leurs propos fumeux, comment prendrions-nous leur imposture en flagrant délit ?
Mais voilà qu’aujourd’hui un économiste mâtiné de journaliste (l’Oncle Bernard !) ose dénoncer la secte à laquelle il appartient, et cela ne manque pas de saveur. On ne s’étonnera pas que cet économiste-là soit Bernard Maris, dont on connaît l’esprit d’impertinence, un esprit qui le pousse à sacrer dans le présent pamphlet Michel Houellebecq grand économiste et Balzac de notre temps. Or, Maris a bien lu Houellebecq et il l’a fait dès cette Extension du domaine de la lutte qui révéla l’écrivain au public ; il a bien lu également les autres romans de l’auteur qui firent voir combien était exécrable la société de servitude et de concurrence dans laquelle nous vivons.
Le héros-type de Michel Houellebecq, nous dit Maris, est le cadre tel qu’il apparaît dans Extension. Et ce pauvre cadre, surtout s’il travaille dans l’informatique et dans la comm’, est engagé sur deux marchés parallèles où il doit prouver sa vaillance et damer le pion à ses rivaux : le marché économique des gains et positions et le marché sexuel. Or, d’un côté comme de l’autre, c’est à chacun pour soi et malheur à tous ceux qui tombent. Lui et ses semblables illustrent ainsi à merveille ce que la doctrine néolibérale nomme l’individualisme méthodologique, qui dénie toute réalité à la société et à ses groupes divers. Dans cette optique, ni communauté ni solidarité mais des myriades d’individus, soit autant de particules élémentaires luttant et agissant dans leur seul intérêt et selon une rationalité implacable.
Chez Maris comme chez Houellebecq, la critique des économistes est évidemment sommaire et tient beaucoup d’une ironie ravageuse. Peu échappent à la démolition : pour Maris, beaucoup Keynes et un peu Marx seraient à sauver ; pour Houellebecq, il y aurait Schumpeter, dont est retenue la théorie de la “destruction créatrice” voulant que le monde capitaliste marche si bien à l’innovation consumériste (hourrah, le Netflix nous arrive !) qu’il court nécessairement à sa perte. “Le kilo de pain, écrit Maris, était l’élément de base du minimum vital au temps des maîtres de forges. Sans doute le smartphone et l’abonnement Internet, plus le litre de gazole, ont remplacé le kilo de pain. Mais le concept reste le même : sans son ordinateur utilisé en continu, le cadre ne peut survivre. La notion de minimum vital social veut dire que l’on vous maintient la tête hors de l’eau, à peine, le temps de consommer les choses que vous avez produites, et que, hors de ce temps de consommation, vous ne pouvez vivre.” (p. 62)
Encore un procès de la société de consommation, va-t-on dire, avec supermarchés, gadgets technologiques, tourisme de masse, Guide du routard et rubriques sexuelles des magazines féminins ! Certes, Maris tape un peu beaucoup sur le clou et son procès des économistes paraît quelque peu sommaire. Il n’en reste pas moins que, aussi intelligent qu’il soit, le discours de l’économie est bien de l’idéologie à l’état pur, cette idéologie que secrète le système financiaire-bancaire dont l’emprise sur nos sociétés est presque totale.
Au terme de son parcours et main dans la main avec le Houllebecq des Particules élémentaires ou de La Possibilité d’une île, Bernard Maris se demande si l’on peut rêver d’une inversion des tendances. Or, il faudrait pour cela, nous disent les fables du romancier, ramener l’homme à ces valeurs perdues que sont l’amour, la poésie, la coopération, la compassion, l’être-femme. On peut rêver… Mais en attendant le capitalisme est bien là, il s’acharne et se fait d’autant plus morbide qu’il tente de nier la mort dans une fuite en avant infantile, celle qu’il propose aux pauvres cadres.
Bernard Maris, Houellebecq économiste, Paris, Flammarion, 2014. € 14.