Drôle de type que cet Edgar Allan Poe, né en 1809 et mort à 40 ans : il est de Boston par ses géniteurs, comédiens ambulants et tôt disparus, et il est de Virginie par ses parents adoptifs, donc du Nord et du Sud des États-Unis à la fois, ce qui est alors lourd de sens ; il se retrouve orphelin de mère à deux reprises ; il sera instable et tourmenté sa vie durant (on le serait à moins) ; il choisit d’écrire, le plus souvent dans des journaux et magazines ; il est avide d’une gloire à laquelle il n’accédera pas vraiment.
Drôle d’écrivain tout autant. La France le reconnaît avec éclat à travers les traductions et commentaires de Baudelaire et de Mallarmé, tandis que les States tiennent longtemps pour un écrivain mineur celui qui participe pourtant du grand élan de la littérature américaine tout en s’opposant à la figure majeure d’Emerson. Il touche un peu à tous les genres, sans écrire cependant ni véritable roman ni véritable pièce de théâtre.
Drôle de génie enfin — car c’en est un—, qui invente tout à la fois le fantastique cérébral, puis le récit de détection policière à travers trois petits « contes », dont l’un, « La Lettre volée », acquiert au XXe siècle le prestige considérable que lui assure l’interprétation de Jacques Lacan, relayée par Derrida et Milner. Au vrai, Edgar Allan Poe est un « moderne » de grande dimension, le premier de tous peut-être. Mais le sait-on ?
Dans un ouvrage de synthèse tout à la fois savant et passionné, Henri Justin s’attache à lui rendre justice et y parvient brillamment. Son récent Avec Poe jusqu’au bout de la prose reprend l’œuvre en toutes ses parties, poésie excepté, et l’inscrit dans la perspective la plus stimulante, qui englobe non seulement la modernité littéraire mais également les sciences humaines telles qu’elles accompagnèrent cette modernité. Entreprise impressionnante et magnifique, même si, à vouloir trop bien faire, Henri Justin se montre quelque peu « usant », pour reprendre le terme dont il se sert à propos de son auteur. C’est que, à l’en croire, Edgar Poe se trouve à l’origine ou au croisement de tant d’événements culturels que l’on finit par se demander s'il peut être tout cela à la fois.
Il nous faut donc trier et choisir, en dégageant quelques lignes de force. Avant tout, Poe apparaît dans le présent ouvrage comme celui qui, en plein romantisme, pense l’œuvre littéraire en tant que forme et structure. Pas étonnant qu’en France ce soit Mallarmé et Valéry qui fassent le plus grand cas de lui. Mais l’essentiel est que Poe développe une théorie de l’effet dont la puissante originalité est de mettre en rapport étroit auteur et lecteur. Ainsi, par son écriture, l’émetteur-auteur produit, selon Poe, une tension psychique qui, si elle se transmet au récepteur, garantit le succès de l’acte littéraire. Et Justin de noter : ‘le poème-en-soi dont Poe a proclamé la dignité […] n’est pas le mécano inerte […] qu’il deviendra dans certaines études structuralistes du milieu du XXe siècle, mais une structure linguistique (oui, une forme !), d’où l’âme irradie entre les mots, entre les rimes, entre les contraires couplés. » (p. 127). Il y va, comme on voit, d’une unité du texte et partant du psychisme que, dans ses nouvelles, Poe symbolise à travers des images de chambre et de lieu clos.
Revenons pour suivre à ce que le genre policier doit à trois nouvelles de Poe, dont deux sont admirables. Allons même plus loin que Justin pour réaffirmer que Poe est l’inventeur des deux seules formes créées par la modernité littéraire : le récit d’énigme et d’enquête, qui conduit à Gaboriau et à Doyle, et le poème en prose, sachant que, pour ce dernier, Poe n’est pas seul à innover. Mais on suivra Justin pour reconnaître avec lui que l’écrivain américain a fondé plus qu’inventé le « polar » dans la mesure où il l’a déconstruit en même temps qu’il le construisait. C’est que Dupin, personnage ironique par excellence, n’est pas seulement le découvreur du coupable mais également le frère jumeau de ce dernier et donc coupable lui-même à quelque titre, selon une parenté à laquelle les champions du genre reviendront par la suite. Ce Dupin nous fait voir, relève Justin dans la foulée, que la dextérité intellectuelle d’Edgar Poe a quelque chose de phénoménal et prend parfois, à l’égard du lecteur, des allures de « filouterie », cette filouterie que l’écrivain nommait science exacte.
Avec prudence mais conviction, l’ouvrage montre par ailleurs combien l’œuvre du grand Américain conduit immanquablement à Freud, puis à Lacan. Cela commence avec l’expérimentation sur la structuration du champ psychique à laquelle se livre le conteur et qui culmine dans un « art de la pliure » (p. 291) situé au plus intime de l’esthétique de Poe. Et cela conduit à une conception qui renvoie au Freud tardif écrivant : « C’est le travail convergent et antagoniste de l’Éros et de la pulsion de mort qui produit pour nous l’image de la vie. » (cité p. 259). Littérairement, ce travail qui mène aux profondeurs de l’inconscient vient de loin et notamment de Shakespeare que, nous dit-on encore, Poe a sans cesse à l’esprit, et il conduit à une nouvelle aussi exemplaire que « Le Scarabée d’or », dont le critique nous montre, au terme d’une analyse raffinée, combien la contiguïté narrative s’y retourne en équivalence poétique selon le principe de Jakobson.
Ce glissement vers le poétique « qui mime l’accélération du rythme de la vie dans les étroits passages de la sexualité ou, ici, de la mort » (p. 279) caractérise en particulier les beaux contes du meurtre et de l’aveu, d’où émerge l’étrange notion de perverseness illustrée exemplairement par la nouvelle marquante qu’est « Le Chat noir ». Cette « perversité » ne serait pas perversion mais correspondrait à une contradiction intime de l’esprit voulant qu’il fasse violence à sa nature et se livre au mal pour le mal à même un vertige dont toute l’œuvre porte témoignage.
C’est ainsi qu’Edgar Allan Poe nous conduit jusqu’au bout de la prose, accompagné de la vigilante attention de son commentateur. La parcours qu’accomplit ainsi Henri Justin est lui-même vertigineux. Il nous vaut encore un petit impromptu de sociologie littéraire où est interrogé le rapport incertain à l’idéologie sudiste d’un écrivain pourtant hostile aux « dominants ». Tout cela nous invite à relire Poe au plus tôt et par exemple dans l’édition Bouquins des œuvres, édition que l’on doit à Claude Richard et à laquelle se réfère Henri Justin continument.
Henri Justin, Avec Poe jusqu’au bout de la prose. Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2009. 29, 50 €
P.S. : Remarque typographique : dans ce volume soigné, de petits fragments (quelques mots à chaque fois) appartiennent à une police légèrement différente de celle retenue pour l’ensemble du texte. Avec Poe, l’étrange est décidément partout…