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Billet de blog 15 décembre 2010

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Jacques Derrida, tel quel

On peut ne pas être attiré par la philo comme on peut ne pas aimer les biographies. Il n'empêche que le Derrida que vient de publier Benoît Peeters est un livre dans lequel chacun devrait se plonger sans retard. C'est qu'il retrace à travers le «récit de vie» d'une personnalité majeure un épisode crucial de la vie intellectuelle en France dans la seconde moitié du XXe siècle.

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On peut ne pas être attiré par la philo comme on peut ne pas aimer les biographies. Il n'empêche que le Derrida que vient de publier Benoît Peeters est un livre dans lequel chacun devrait se plonger sans retard. C'est qu'il retrace à travers le «récit de vie» d'une personnalité majeure un épisode crucial de la vie intellectuelle en France dans la seconde moitié du XXe siècle.

Élève de Barthes, sémiologue et mythologue, l'auteur de cette biographie ne se pose pas en herméneute d'une œuvre difficile. Il ne se conçoit pas davantage en historien méthodique reconstituant la trajectoire d'une vie jour après jour. En fait, il adopte une position d'entre-deux, visant, selon sa propre expression, à retrouver les mouvements et à épouser les courbes d'une existence. Et le résultat tient en une narration intelligente et souple qui entretient avec le personnage principal un rapport d'empathie active, n'excluant pas que des aspects décevants de ce personnage soient pris en compte. Par ailleurs, Benoît Peeters n'est pas pour rien un spécialiste d'Hergé : il assortit à l'occasion sa narration de petites tonalités «aventurières» qui nous attachent à son héros.

Il faut dire aussi que le destin mis en scène a beau être celui d'un professeur, il n'en est pas moins riche en rebondissements. C'est que Jacques Derrida (dit d'abord Jackie) n'est pas un homme de tout repos et que son existence fut riche en péripéties. Cela commence avec le petit Juif laïque d'Algérie qui, en 1942, se voit exclu de son lycée en raison de son appartenance. Cela se poursuit à l'ENS de la rue d'Ulm, où Derrida supporte mal le dogmatisme idéologique ambiant en même temps qu'il se lie pourtant avec Louis Althusser. Après quoi, voilà la carrière lancée et notamment avec la parution des premiers grands ouvrages (De la grammatologie, L'Écriture et la Différence) et avec les premiers séjours d'enseignement aux Etats-Unis, où le philosophe multiplie les adeptes et va progressivement apparaître en champion de la «French theory».

En France, Derrida fréquente bientôt les plus grands, de Foucault à Bourdieu et de Levinas à Ricœur. Il a par ailleurs une famille mais aussi une liaison avec une jeune philosophe qui se termine de manière douloureuse. Par-delà l'Atlantique, il prend fait et cause pour son ami Paul de Man, auquel on reproche d'avoir écrit dans un journal collabo pendant la guerre. De plus en plus, il choisit de défendre des causes difficiles. En mission humanitaire, il est arrêté dans une Prague encore communiste sous prétexte de trafic de drogue. Et puis il y a l'urgence comme angoissante qui accompagne une énorme production écrite, doublée d'interventions parlées: Derrida écrit sans fin et tient la tribune fort longuement dans les colloques qui se tiennent autour de sa personne. Ainsi il est chez lui un écrivain qui ne s'avoue pas entièrement mais qui, à l'évidence, de grand talent et de grand style.

Par ailleurs, le biographe fait ressortir les contradictions qui marquent l'existence de son héros. Ainsi de l'étonnant et considérable succès du philosophe en regard d'une œuvre particulièrement hermétique. Ainsi encore du fait que Derrida noue de nombreuses amitiés et y soit fidèle alors même qu'il se dispute et rompt avec les plus marquants d'entre eux, comme Foucault, Bourdieu, Sollers ou Lacoue-Labarthe. Dans son Trois ans avec Deridda qui accompagne la biographie (voir plus loin), Peeters note d'ailleurs que l'amitié selon Derrida est une «amitié de la discrétion, de la retenue, de la mise à distance de l'intimité ou de l'abandon» (p. 109), ce qui complique bien souvent les choses entre partenaires. À travers ce biais des querelles entre «grands», le biographe donne d'ailleurs, sans y toucher, une belle leçon de sociologie de la vie intellectuelle. C'est qu'il décrit l'espace d'une carrière - tantôt parisienne et tantôt internationale - en vaste champ de jalousies et de concurrences dans lequel les prétendants aux premières places se livrent des luttes âpres et parfois en toute amitié.

On conçoit qu'un grand anxieux comme Jacques Derrida ait vécu d'autant plus intensément ces rivalités que sa position en vue fut toujours fragile: passant de l'ENS à l'École des hautes études en sciences sociales et fondant le Collège de Philosophie, le philosophe n'obtint jamais de chaire facultaire comme il manqua de peu le Collège de France. Mais, en un sens, cette marginalité convenait au théoricien de la «différance». Elle correspond en tout cas aux attaques dont il fut l'objet et aux haines qu'il a suscitées en particulier dans le milieu de la philosophie officielle.

Mais Benoît Peeters ne s'attarde pas à ce climat hostile et il a raison. Son objectif est de reconstituer patiemment le cours d'une carrière et la marche d'une œuvre, ce à quoi il excelle. Il montre ainsi comment se construit, intervention après intervention, le trajet de celui qui devint au fil du temps le prophète de la «déconstruction». Comment aussi chaque texte naît d'une impatience à comprendre et à dire -impatience communicative qui gagne le biographe, puis son lecteur.

Cette biographie exemplaire est le fruit d'un énorme travail. Peeters a eu accès aux deux fonds d'archives où se trouvent aujourd'hui les papiers du philosophe: celui de l'Imec et celui de l'université d'Irvine en Californie. Il a interrogé une centaine de proches, amis et témoins, dont quelques-uns se montrèrent peu disponibles. Tout cela prit trois années, rédaction comprise. Or, Benoît Peeters a eu la bonne idée de tenir le journal de ses démarches et de son travail et de la publier en volume d'accompagnement. Et c'est une autre aventure intellectuelle qui est nous ainsi contée dans un texte vivant, où l'émotion a toute sa place. On y voit par exemple un Peeters saisi d'angoisse à l'idée d'être pris de vitesse par un biographe concurrent. Tout cela à l'enseigne d'une extrême franchise qui entraîne par exemple l'auteur à juger sans ménagement tel ou tel de ses informateurs. Avec, en arrière-plan, la question de ce qu'est et veut être une biographie. Comment lire dès lors, ce Derrida passionnant sans lire dans le même temps le récit des « minutes » de son élaboration ?

Benoît Peeters, Derrida, Paris, Flammarion, « Grandes Biographies », 2010. 27 €.

Benoît Peeters, Trois ans avec Derrida. Les Carnets d'un biographe, Paris, Flammarion, 2010. 18 €.

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