Comment personne n’y a-t-il pensé plus tôt ? Pourtant l’idée est simple : il s’agit de mettre en regard les nombreux passages d’À la recherche du temps perdu qui évoquent des œuvres picturales avec des reproductions de celles-ci. C’est l’exercice auquel s’est livré Eric Karpeles avec le soutien des éditions Thames & Hudson, et c’est une vraie réussite. Du coup, la Recherche que l’on disait relire avec l’impression d’en découvrir une version nouvelle à chaque fois se propose à nos yeux — dans toute la force du terme — comme neuve plus
que jamais. Mais, cette fois, c’est par le truchement d’une image que ce renouvellement se produit, et d’une image qui prolonge le sens du texte. Enrichissement utile par ailleurs, car jusqu’ici le lecteur était tenté de passer outre la référence picturale pour la bonne raison que, le plus souvent, il ne connaissait pas le tableau. Il ne peut plus à présent sauter ces références. Le présent album — car c’en est un et fort beau — rend les passerelles jetées par le romancier en direction de l’art lisibles et visibles tout ensemble. Pour la fréquentation d’un écrivain qui a le culte de l’analogie entre le réel et ses représentations, c’est de première importance.
Comment se présentent les tableaux retenus ? Sur la page de gauche un passage du roman introduit en quelques mots ; sur la page de droite,
le tableau reproduit avec soin (dans quelques cas, texte et image figurent sur la même page). Ainsi un principe anthologique préside au traitement du texte que l’on redécouvre en « extraits ». Par ailleurs, du roman au tableau, les relations avec la peinture sont variables et obligent parfois le concepteur de l’album à faire preuve d’astuce. Quand le tableau est cité en texte et parfois même décrit, tout va bien. Quand c’est seulement le peintre qui est mentionné, il reste à choisir l’œuvre la plus parlante, ce qui est ici judicieusement fait. Partant de quoi, on pourrait rêver d’une édition in extenso de la Recherche qui serait scandée et illustrée d’œuvres picturales.
Toujours est-il que ce Musée imaginaire révèle un Proust encore méconnu, bon connaisseur de la peinture classique, dont Karpeles dit qu’il acquit son savoir en fréquentant le Louvre assidûment. Dans son introduction, le critique nous parle d’ailleurs excellemment de ce Proust-là et du rapport qu’il entretint avec une peinture qui a accaparé sa vie et sa sensibilité. Il le fait en familier du texte proustien. Et, par exemple, de rappeler avec à propos combien l’amour de l’art interfère avec la passion amoureuse chez un Charles Swann jusqu’à faire que celui-ci aime d’abord en sa maîtresse Zéphora, femme de Moïse, telle que l’a peinte Botticelli. « Dans le reflet de la peinture, écrit-il, la cocotte au cattleya est transfigurée en quelqu’un de bon, de biblique. La démence érotique de Swann est spirituellement pacifiée lorsqu’il tient devant ses lèvres la reproduction de la fille de Jéthro. » (p. 24)
L’album une fois parcouru (il contient 200 illustrations pour la plupart en couleurs) , il est permis de s‘interroger sur les goûts picturaux de Proust. Pour Karpeles, Mantegna, Rembrandt et Titien forment le trio gagnant. Du côté de la modernité, l’impressionnisme est bien représenté avec une préférence du romancier pour Whistler ou encore pour Claude Monet. Proust ne peint-il pas les sommeils d’Albertine comme ce dernier peignait nymphéas ou cathédrales de Rouen, c’est-à-dire en série ? Regrettons juste en passant qu’aucun tableau de Le Sidaner ne soit retenu, alors qu’un personnage fugace et anonyme de la Recherche en collectionne les œuvres, ce qui permet au narrateur de parler de ce peintre avec beaucoup d’humour et pas mal de méchanceté. Par ailleurs, on note que l’avant-garde du XXe siècle naissant est largement ignorée de Proust, seuls cubisme et fauvisme étant mentionnés au passage. Comme quoi le cher Marcel aurait dû fréquenter davantage le salon « avancé » de Madame Verdurin.
Mais en revanche Marcel a beaucoup fréquenté Elstir, peintre fictif, figure glorieuse d’une modernité mal définie et qui peint des asperges comme le faisait Manet. Telle toile d’Elstir est par ailleurs soigneusement décrite dans la Recherche. Mais elle est absente du présent ouvrage. Sans doute le conçoit-on aisément mais il eût été beau qu’une solution — laquelle ? — soit trouvée pour que le peintre fictionnel qu’est Elstir soit picturalement présent. Ainsi le musée ici rassemblé dans cet album si éclatant eût été totalement imaginaire et eût vraiment contenu « tous les tableaux d’À la recherche du temps perdu ».
Éric Karpeles, Le Musée imaginaire de Marcel Proust. Tous les tableaux de À la recherche du temps perdu, traduit de l’anglais par P. Saint-Jean, Paris, Thames & Hudson, 2009. 32 $