C'est une petite république qui a tout. Des montagnes sauvages et parfumées, des peuples divers, des cultures, une plaine vers la Caspienne, ce qu'il faut de rudesse et de douceur de vivre. C'est aussi un doux pays de corruption, de vendettas, où l'on viole avec fils barbelés, où l'on torture, assassine, explose. Pas énormément d'idées, du pétrole, et un roman au vitriol.
Julia Latynina, journaliste économique de formation, est, indique l'argumentaire de l'éditeur, «extrêmement critique vis-à-vis du régime Poutine». C'est le moins que l'on puisse dire. Novaïa gazeta, Moscow Times, Echo de Moscou, la dame dénonce avec une belle énergie, multiplie les prises de position et écrit énormément, y compris dans la presse occidentale.
Ce Caucase circus, premier opus d'une trilogie annoncée, n'épargne rien, ni personne. C'est un monde d'outre-guerre sans repère humain ordinaire. Et il faut l'humour atroce de Latynina, ses observations aiguës, pour traverser les six chapitres accidentés qui retracent le parcours jonché de morts du « premier commis du Kremlin », Vladislav Pankov, pâle rouquin, enfant de la perestroika et des années Eltisiniennes envoyé, a priori, pour mettre un peu d'ordre dans l'Avarie-dargo-nord, où l'on peut reconnaître, sans extravagance, le Daghestan, mâtiné, allez, d'un peu d'Ingouchie ?
Pankov, retour de quelques années à Washington, tient du héros à la Capra, version trash : enlevé des années plus tôt à son arrivée en Tchétchénie, séquestré trois jours durant, il lui a fallu dix ans pour s'en remettre. Dans ce pays ou concussion et corruption sont un mode de vie ( et de mort), son indifférence à l'argent, son dégout des toilettes plaquées or dans les villa princières, son refus de l'impunité vont poser un vrai problème, d'autant qu'il a pour allié, et souvent guide, Noyazbek, un Avar ( clans et ethnies forment une mosaïque sur laquelle 70 ans de soviétisation ont glissé comme sur les plumes d'un canard) , lui aussi incorruptible, lui aussi un problème, un gaillard formidablement cohérent, quoiqu'enclin à une charia rustique, tueur à ses heures, mais empreint d'une certaine bonté.
Tandis que Latynina dépiaute avec gaité le budget de l'Avarie-Dargo-nord, expliquant limpidement comment la république parvient à posséder la seule compagnie pétrolière déficitaire au monde, on finit par avoir ses préférences , parmi les assassins, tel cet homme, tueur, qui soupire qu' « il voudrait vivre comme les anciens », et qui a précisément éliminé le seul homme qui aurait pu le lui permettre...
On a les héros que l'on mérite : le rouquin aux yeux gris rougit mais ne cède pas, les solides gaillards coupables du pire, en tee-shirt de marque, ont leurs loyautés et tendresses, la présidence nommée par Moscou tient tant qu'on la tient, du meilleur il ne restera rien, du pire, tout. Il n'y a plus de communisme, il n'y a pas de démocratie, il n'y a même pas vraiment d'islam, il y a des intérêts.
Charge politique rondement menée ? Est-ce vraiment une charge ? L'auteur fait preuve d'une connaissance étendue en matière d'armes, une gamme très complète, et on reconnaît, ici et là, de ces épisodes lus , épars, dans la presse. Quant à Moscou.. Pankov découvrira que le mot « ordre » a bien des sens , et que les rétrocommissions valent un royaume : le polar géopolitique relève alors d'une effrayante histoire de gansgters.
Le retoucheur
En comparaison, Le retoucheur, de Dmitri Stakhov, ( déjà auteur d'un roman publié par la série noire, Le mouchard) , c'est du velours noir. Heinrich Rudolfovitch Miller est photographe, et même un photographe qui réussit. Il jouit d'une sorte de loft en plein Moscou, ouvert sur une cour ancienne , possède une cafetière d'importation performante, vit pour son travail, a échappé - croit-il - à la tutelle un peu prégnante de son père. Certes, sa vie sentimentale est des plus mornes. Il aime des femmes en perpétuant le souvenir d'une autre : enfouie, mais présente, la mort d'une adolescente aimée, Liza... Et lorsque celle-ci lui apparait comme réincarnée en Tania, une mèche dans la nuque, sa prudence constitutive lui fait défaut.
Heinrich a aussi une spécialité, héritée de son papa, qui a œuvré pour le NKVD, puis le KGB, il est retoucheur de photos. A l'heure de Photoshop ? Oui, car c'est ici, dans la grande tradition russe, que le quotidien bascule subrepticement vers l'absurde. La famille Miller jouit d'un don transmis du père au fils, la retouche définitive, qui expédie les effacés ad patres. Dans les années trente Staline avait bien compris qu'éradiquer la mémoire conduisait à la soumission au présent, et il a des émules...
Et ainsi, Dmitri Stakhov jouant habilement de la perturbation chronologique, désamorçant le suspens pour mieux l'entretenir, décrit le Moscou d'aujourd'hui, en mutation permanente, où font surface les strates du passé, les arrivés du moment, les réminiscences et les nouvelles règles du jeu.
Agrandissement : Illustration 4
Heinrich confus, qui dort trop peu, boit trop, travaille trop, encaisse l'argent, fait avec la mutation permanente d'un Moscou où les repères quotidiens sont à géométrie variable et économico-maffieuse, se soumet, comme à un destin, à l'adolescente aimée et morte, réincarnée ou pas, à une idée de l'amour, ilôt condamné dans un monde où le retoucheur-rectifieur peut-être utile, et où, comme dans la République Avarie- Dargo-Nord de Julia Latynina, tout se solde sur des listings bancaires, en un no future, ici flanqué d'un no-past.
Caucase circus, la trilogie du Caucase 1, Julia Latynina, traduit du russe par Yves Gauthier, Actes noirs, 22,50 €.
Le retoucheur, de Dmitri Stakhov, traduit du russe par Paul Lequesne, Actes noirs, 20€.