
Il n’est pas rare que notre corps nous trahisse. Une rage de dent, une poussée de fièvre, une blessure quelconque y suffisent. Et c’est façon pour lui de nous rappeler son existence toujours précaire. Mais qu’en est-il lorsque ce même corps nous abandonne muscle après muscle, fonction après fonction, et fait que peu à peu ses énergies et ses habiletés nous délaissent alors même que notre cerveau est intact et nous donne pleine conscience de notre déréliction ?
C’est cet abandon que Frédéric Badré nous raconte dans La Grande Santé alors qu’il est atteint de la “maladie de Charcot” ou sclérose latérale amyotrophique (dite SLA) et qu’il voit, en effet, son corps le trahir de tout côté et semaine après semaine. “Les neurones moteurs, écrit-il, ne répondent plus aux ordres que le cerveau leur envoie. Ils se détruisent anormalement vite et les muscles fondent, conduisant rapidement à la paralysie.” (p. 19) On essaye d’imaginer le courage qu’il a fallu à Badré pour faire la narration écrite de cette terrible expérience avec d’ailleurs l’aide d’un scripteur, ici Dominique Commiot, recueillant le matin le travail mental de la nuit non sans le discuter à deux au préalable. Ici encore, la tête pensante est intacte et en mesure de réfléchir aux dégâts de la maladie et, oserait-on dire, à l’usage que le patient peut en faire.
Ce qui n’exclut en rien la force des réactions affectives chez ce dernier. Badré parle de sa rage contre ce qui lui est tombé dessus, de sa révolte aussi contre l’impuissance de la médecine et de ce qu’il ressent par moments comme la placidité des médecins. Il évoque cependant avec un calme admirable les pertes que connaît son corps jour après jour : l’élocution malmenée dès les débuts, l’appui musculaire qui se dérobe, les grimaces qui se figent sur la face. Et de mentionner aussi tout ce à quoi il doit renoncer peu à peu. Certes, de voyager, de conduire sa voiture ou de marcher en rue mais, plus simplement et plus dramatiquement, de manger avec les siens et de partager les joies familiales ordinaires. Et cette question qui revient, lancinante : quelle est la cause obscure de mon mal ? qu’est-ce qui dans ma vie passée en est l’origine ?
Frédéric Badré est par ailleurs un parfait intellectuel, formé par de bons maîtres dont il rappelle le souvenir. Il a collaboré à la revue Ligne de risque de son ami Meyronnis. Il a écrit deux livres dont une biographie de Jean Paulhan, ce passionné du langage. Mais il a d’autres talents comme de manier la guitare (il fit partie d’une petite formation de rock, manqua rarement un grand concert) ou, mieux encore, de s’être découvert sur le tard un sens rare du dessin qui le voit jusqu’à aujourd’hui tracer des portraits sur le vif au stylo bille. Car ce littérateur et ce dévoreur de livres est, plus profondément, un grand amateur d’art et parmi les plus belles pages de son présent récit, on retiendra sa mise en regard inspirée de Francis Bacon et de Julian Freud. Mieux encore : son ouvrage se clôt sur une évocation de la Pietà que Titien peignit avant de mourir pendant une épidémie de peste et qui donne l’occasion à Frédéric Badré d’une pathétique comparaison entre la Vierge et Marie-Madeleine. Il voit la première du côté d’une acceptation mystique de la mort qui ne peut que le toucher de près. De l’autre, il écrit : “La colère de Marie Madeleine sous-tend la science, la connaissance, la volonté de dominer la nature. Elle refuse violemment la mort. De ce refus naîtra, au fil du temps, le progrès scientifique et donc ceux de la médecine. Je place mes espoirs dans la vieille colère de Marie Madeleine. Elle résoudra peut-être l’énigme de la SLA. Sans doute même.” (p. 194)
En attendant, Frédéric Badré est bien du côté de la littérature. Il lit sans fin. “Les volumes de la Pléiade défilent sous mes yeux.” (p. 120), note-t-il. La lecture est ce qui lui reste de plus sûr de l’état ancien, sa sauvegarde, sa “grande santé”. Et c’est ainsi que son mal le ramène sans trêve à Kafka et à ce personnage symbole qu’est le Gregor de La Métamorphose : un scarabée. Gregor comme fétiche, Gregor comme double de soi, un Gregor qui pourtant fait fuir, gêne, scandalise. Un Gregor qui, à lui seul, dit la littérature la plus haute. Celle-là même que, pathétiquement, réussit à prolonger et à relancer Frédéric Badré en son émouvant et profond récit.
Frédéric Badré, La Grande Santé, Seuil, 2015, 17 € 50.