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Billet de blog 17 mars 2008

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Bravoure de Proust

Que l’auteur d’Ulysses ait rencontré ou non l’auteur de la Recherche du temps perdu un soir de mai 1922, on s’en fiche un peu. Et l’on s’en fiche davantage encore quand on sait que, ce soir-là, James Joyce était fin saoul et que Marcel Proust est arrivé très en retard.

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Que l’auteur d’Ulysses ait rencontré ou non l’auteur de la Recherche du temps perdu un soir de mai 1922, on s’en fiche un peu. Et l’on s’en fiche davantage encore quand on sait que, ce soir-là, James Joyce était fin saoul et que Marcel Proust est arrivé très en retard.C’était à une brillante soirée donnée à l’hôtel Majestic en l’honneur d’Igor Stravinsky et de Serge Diaghilev, alors que les Ballets russes venaient d’interpréter le Renard, opéra-ballet du musicien. Les hôtes d’une nuit étaient un couple d’Anglaisriches et cultivés, Violet et Sydney Schiff, tous deux férus de modernisme et spécialement de l’œuvre proustienne. Mais, dans son essai Proust au Majestic, Richard Davenport-Hines ne voit dans cette soirée mythique que prétexte à revenir sur les dernières années de la vie du « petit Proust » et à tracer, chemin faisant, un portrait de l’écrivain qui jette une lumière souvent originale sur l’œuvre. En cela, son livre vaut le détour.

Proust n’en finissait pas d’écrire, aime-t-on à dire. Depuis pas loin d’un siècle, ses meilleurs lecteurs n’en finissent pas de commenter la Recherche, tentant de percer à jour les secrets d’une œuvre inépuisable. Davenport-Hines compte parmi ces lecteurs-là. Certes, au gré d’un exercice d’érudition enlevé, il risque plus d’une fois de se perdre dans,l’anecdote, mais il sait alors et comme sans y toucher donner le coup de barre qui ramène à l’intime d’une création. Et cela en accord avec la ferveur intelligente dont il enveloppe la personnalité proustienne et en rupture précisément avec la dévotion captatrice dont Sydney Schiff enveloppa jadis un Proust qui n’en demandait pas tant. Ce sont ces coups de barre qui nous importent et l’on s’arrêtera ici à trois d’entre eux qui enrichissent la connaissance d’une œuvre.

Ainsi il est bien que ce Proust au Majestic revienne à la façon, dont, chez le romancier, l’amour immodéré de la caste aristocratique soit contrebalancé par un attirance vive pour la classe plébéienne telle qu’elle s’incarne chez les domestiques. Liftiers et servantes, valets de pied et chauffeurs de voiture, mais aussi marlous et troufions sont nombreux dans la Recherche et captent l’intérêt, souvent équivoque, de personnalités en vue. Or, Proust fait en sorte que ces êtres voués à la servilité cultivent un esprit de rébellion qui, mine de rien, tient de la lutte des classes, mais en détournant sa violence éruptive. C’est qu’ici ladite lutte est rarement réduite à elle-même. Elle est comme happée dans l’orbite d’une guerre des sexes voulant que certains aristocrates, baron de Charlus en tête, pratiquent les amours ancillaires dès que, passés à l’inversion, ils se sentent attirés par le charme canaille des gens d’en bas.C’est le seuil à partir duquel sexuel et social vont se confondre et ouvrir au brouillage inquiétant des frontières entre classes. Par quoi l’on aperçoit, souligne Davenport-Hines, qu’à l’époque le scandale de l’homosexualité est d’abord celui d’un ordre social en voie de se défaire alors que se fragilisent les barrières sur lesquelles il s’érige. À ce titre, dans la Recherche, la maison de plaisir de Jupien, où aristos et prolos se livrent à leurs jeux malsains, est émeute et barricade tout ensemble.

Que Proust prenne note, non sans volupté, de ce désordre qui menace ne veut pas dire qu’il y adhère. En la matière son credo est sans doute différent. Occasion pour nous de relever que la Recherche est hantée par l’idée d’une généalogie de la France qui prendrait en charge toutes les catégories sociales et de préférence les plus opposées aux fins de les relier à un même tronc. Voyez le romancier décrivantRobert de Saint-Loup, ce modèle d’élégance morale, comme « […] profondément français de Saint-André-des-Champs,[ …] en conformité avec tout ce qu’il y avait à ce moment-là de meilleurchez les Français de Saint-André-des-Champs, seigneurs, bourgeois et serfs respectueux des seigneurs ou révoltés contre les seigneurs, deux divisions également françaises de la même famille, sous-embranchement Françoise et sous-embranchement Morel. » (Le Temps retrouvé, Folio/Gallimarrd, p. 45). Soit la royauté et la république (celle-ci représentée singulièrement par le musicien Morel) comme constituant les deux parties de l’être Saint-Loup et comme formant les deux versants du génie français ! Ce qui va bien plus loin qu’on ne pense.

C’est toutefois quand il aborde de façon plus frontale la question de l’homosexualité dans la Recherche que Davenport-Hines écrit son plus beau chapitre. Il le centre à bon droit sur la publication de la première partie de Sodome et Gomorrhe le 2 mai 1921. Proust, qui mourra un an et demi plus tard et ne verra pas paraître le restant de son œuvre, est alors dans sa gloire toute neuve, qu’il doit largement au prix Goncourt accordé aux Jeunes filles en fleurs. Fût-ce à l’intérieur de petits cercles, son œuvre commence à circuler beaucoup et suscite d’étonnants engouements en France comme en Angleterre. Or, il sait qu’en publiant Sodome I, il engage sa réputation et risque gros. C’est que le portique d’entrée du volume s’ouvre sur la scène scandaleuse où le narrateur surprend Jupien et Charlus se livrant à une parade amoureuse, puis écoute indiscrètement à travers la cloison les gémissements et les paroles qui accompagnent les ébats des deux personnages(« Vous en avez un gros pétard ! ») avant de prendre conscience que, sous sa puissante enveloppe, le baron dissimule une femme. À la suite de quoi, Proust va développer sa théorie relative à la « race des tantes ». Nul (et pas même Gide !) ne s’était risqué jusque là à publier quelque chose d’aussi scabreux, d’aussi provocant et, pour tout dire, d’aussi révolutionnaire. Les réactions n’allaient d’ailleurs pas se faire attendre, dont le présent essai offre maints exemples. D’un côté, il y a ceux qui condamnent violemment ; de l’autre, ceux qui se dérobent. Mais qu’importe le rejet, franc ou hypocrite. Proust, qui le subit douloureusement, sait avant tout qu’il mène un grand combat, dont la nature lui échappe et nous échappe peut-être à jamais. Relevons simplement ici que ce combat est commandé bien plus par un désir puissant de vérité que par un revendication de justice et qu’en somme il se veut plus « scientifique » que politique.

N’importe comment, il y va de la bravoure d’un acte et d’une démarche. Rien ne le fait mieux voir à l’époque que les prudences dont l’écrivain entoure son geste. Au point d’appeler à la rescousse ses personnages, dont plusieurs se complaisent dans le déni de l’acte scandaleux. « Proust n’est pas seul,écrit Davenport-Hines, à protester sans cesse de son innocence. À tout instant dans ce roman, où le soupçon, la jalousie obsessive tiennent tant de place, on rencontre souvent comme un écho de cette volonté d’écarter les soupçons, de cette crainte des bruits fâcheux, de la rumeur compromettante ; les héros sont sur la défensive comme l’auteur et la dénégation, le reniement, le mensonge sont permanents. » (p. 236). Oui, se font dénégateurs de leur orientation sexuelle Saint-Loup ou Albertine. Oui, se dresse en renégat le déconcertant Morel.Tous méprisables sans doute mais faisant escorte à leur créateur dans son héroïque et pathétique tentative.

Certes, Proust n’avait nul besoin de se faire héros et martyr pour devenir l’écrivain qu’il est. Mais qu’il soit, à sa façon, ce héros ou ce martyr (et pourquoi pas un comédien également) nous touche au plus vif et nous aide à mieux concevoir le lien singulier qu’il entretient avec quelques-unes de ses créatures de fiction. Aussi adhèrera-t-on sans trop de mal à l’idée ici défendue, selon laquelle partage Proust est lisible dans la personnalité du baron de Charlus, ce grand crucifié. Aussi acceptera-t-on même de suivre le critique lorsqu’il affirme que Morel est le personnage clé de la Recherche : « Morel, écrit-il, porte Charlus à son apothéose, il transforme Saint-Loup et donne le mot de l’énigme de la Recherche. Pour sonder la nature humaine et comprendre les motifs qui gouvernent les hommes, il faut partir, selon Proust, de ces deux réalités : le vice instinctif et la méchanceté délibérée. Or ce sont là —avec l’adjonction de dons artistiques réels, d’intermittentes crises de conscience, d’une âme mercantile, d’une ambition puissante, d’une extrême préoccupation de l’opinion d’autrui — les composantes majeures du personnage deCharlie Morel. » (p. 222). Alors Proust en Charlus, et même Proust en Morel par Charlus interposé ?Ou bien encore, dans une direction moins chargée, Proust en Saint-Loup ou en Albertine ? Sans nul doute il est au principe du roman que la personnalité de l’auteur-narrateur s’étoile dans ses créatures les plus vertigineuses.

Proust au Majestic sait nous dire ces choses fortes sans jamais appuyer, avec l’élégance fluide et narquoise d’un essai parfaitement british. S’y tressent, enveloppant l’écriture du critique élégamment traduit, des voix multiples en réseau de citations. C’est ainsi que Richard Davenport-Hines, auteur par ailleurs d’une biographie vouée au remarquable poète que fut W. H.Auden, édifie un « tombeau » de Marcel Proust qui, sans rien de monumental, a beaucoup d’allure.

Richard Davenport-Hines, Proust au Majestic,traduit de l’anglais par André Zavriew, Paris, Grasset, 2008. Prix : 19 euros.

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