Liquider, comme on le souhaite en haut lieu? Ou au contraire maintenir, transmettre, comme une avalanche de livres s'y emploient à l'occasion d'un quarantième anniversaire? Jamais Mai 68 n'aura autant coïncidé avec la question de son héritage, avec un "que reste-t-il de…?". Et qu'on veuille liquider celui-ci ne fait que confirmer qu'on suppose qu'il y en a un.
Conformément à la logique monumentalisante de l'agenda culturel français - je ne suis pas sûr qu'on s'agite autant autour de mai 68 en Allemagne ou aux Etats-Unis, qui ont pourtant beaucoup donné à ce propos, et même avant la France - Mai 68 fait donc partie des célébrations patrimoniales de l'année, au même titre que Claude François, mort il y a trente ans (la principale différence étant que voilà au moins un héritage particulièrement juteux que personne n'aurait l'idée de disputer à ses fils).
Quarante ans déjà, plus d'une génération. Certains témoins ou experts importants sont réédités à titre posthume, comme le temps passe. Il est urgent d'enclencher la machine à transmettre. La nouvelle commémoration est celle de "Mai 68 raconté à ceux qui ne l'ont pas vécu", selon un titre de Patrick Rotman qui co-signe par ailleurs un livre sur le même sujet avec sa fille. C'est décidément Mai 68 raconté aux enfants, c'est-à-dire aux moins de 60 ans, ce qui fait quand même une clientèle significative. Pour le soixantième anniversaire, dans vingt ans, il faut sans doute s'attendre, devoir de mémoire oblige, à un "Mai 68 raconté aux enfants de ceux qui sont nés trop tard pour vivre mai 68". Et en 2068, il y aura des funérailles nationales pour le dernier lanceur de pavé, sorte de néo-poilu pour XXIème siècle.
Vue d'(un peu) ailleurs, tant de ferveur patrimoniale laisse songeur. Tout le monde semble en tout cas faire de gros efforts pour oublier qu'au cœur de Mai 68, dans ce qui s'y est passé de plus intense et parfois de destructeur pour ceux qui en ont été les protagonistes, travaille l'interruption, la non-transmission. Et si Mai 68 était l'histoire d'une génération qui n'a pas voulu de ce qu'on lui transmettait, qui a refusé le rance héritage, les compromis et les collaborations de la précédente? L'histoire, du même coup, d'une génération surgie d'une interruption, qui n'a rien pu ou voulu transmettre à son tour? Une génération perdue, en somme? Il n'est pas sûr qu'il y ait un héritage de Mai 68. J'en veux pour preuve qu'à peu près n'importe qui le revendique aujourd'hui, et qu'on a même pu dire que le Président de la République, qui n'en demandait sans doute pas tant, était lui aussi un héritier de cette belle époque.
Ce n'est pas un hasard, si Olivier Rolin, qui dit bien mieux que moi cette impossibilité d'un "Mai 68 raconté à ma fille", se soit arrangé pour écrire son Tigre en papier (2002) entre deux commémorations. A relire, avec un peu de Debord aussi, cela ne peut pas nuire, si les officielles célébrations vous en laissent le temps. Ce qui doit être aboli continue, et notre usure continue avec. On nous abîme. On nous sépare. Les années passent et nous n'avons rien changé.