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Billet de blog 19 janvier 2010

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Flaubert, ce drôle de type

On peut ne pas aimer Flaubert, qui fut si rarement du bon côté de la barricade. On peut se méfier des biographies, toujours un peu arrangeuses ou menteuses. Il n’empêche que le Gustave Flaubert que vient de publier Pierre-Marc de Biasi chez Grasset a de quoi nous réconcilier tant avec l’écrivain qu’avec le genre biographique. Ce gros ouvrage est à tous égards passionnant. Son sous-titre, qui reprend une formule flaubertienne, pointe ce qui fait l’intérêt du volume : « une manière spéciale de vivre ». Oui, de Biasi va donner à voir combien l’auteur de Madame Bovary eut une existence singulière et combien ce génie sans concessions fut un drôle de type.

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On peut ne pas aimer Flaubert, qui fut si rarement du bon côté de la barricade. On peut se méfier des biographies, toujours un peu arrangeuses ou menteuses. Il n’empêche que le Gustave Flaubert que vient de publier Pierre-Marc de Biasi chez Grasset a de quoi nous réconcilier tant avec l’écrivain qu’avec le genre biographique. Ce gros ouvrage est à tous égards passionnant. Son sous-titre, qui reprend une formule flaubertienne, pointe ce qui fait l’intérêt du volume : « une manière spéciale de vivre ». Oui, de Biasi va donner à voir combien l’auteur de Madame Bovary eut une existence singulière et combien ce génie sans concessions fut un drôle de type.

Pris ici et là, trois exemples, tous porteurs d’ambivalence, nous disent la singularité du personnage. C’est d’abord que, si l’on peut définir Flaubert en homme-plume pour sa passion dévorante d’écrire, on peut aussi bien, avec son biographe, le figurer en homme-cheval tant ses courses échevelées à dos de monture sur les plages normandes ou ailleurs servirent à évacuer le trop-plein d’une énergie physique en excès. Autre aspect, le bon Gustave multiplia les aventures féminines et les voulut de tout acabit. On le voit ainsi coucher avec des courtisanes et avec des femmes de lettres, aimer les passades comme les liaisons sans fin (Louise Colet), s’éprendre des institutrices anglaises de sa nièce Caroline et entretenir une amitié épistolaire avec une George Sand qui littérairement était bien peu son genre. Et pourtant, en plus d’une occasion, Flaubert sut aimer. Enfin comment comprendre que ce même Flaubert qui, en haine du monde social et de la bêtise ambiante, dit ne tenir à rien tant qu’à son « ermitage » de Croisset se ménage périodiquement des plongées intenses dans la vie parisienne, dont les fins sont amicales, libidineuses ou littéraires ? Ces particularités comme d’autres empêchent résolument d’enfermer l’homme et le romancier dans une image monolithique tant sa « manière spéciale de vivre » le pluralise avec bonheur.

Tout cela renvoie à la séparation que Flaubert voulait instaurer entre sa vie et son œuvre au nom d’un idéal d’impersonnalité. Or, cette séparation ne tient plus.

C’est d’abord que Flaubert n’a pas cessé de reverser ses expériences de vie dans ses textes et qu’il les ait retravaillées comme un pur et banal matériau ne change pas grand-chose à l’affaire. C’est ensuite que l’écrivain a assuré lui-même les passages entre ses actions et ses écrits à travers l’énorme et magnifique correspondance qu’il a échangée avec diverses personnes et qu’il nous a laissée. La connaissance que possède de Biasi de ce continent épistolaire comme aussi des carnets de l’écrivain lui permet de nourrir sans trêve la biographie d’aperçus originaux et nuancés. Ce qui l’autorisera par exemple à noter que « cet écrivain impersonnel […] s’amuse à disséminer dans ses récits une foule de petits détails qui ne peuvent faire sens que pour lui » (p. 275).

Mais, chemin faisant, le biographe qu’est de Biasi se double d’un critique avisé qui explore comme nul autre les méthodes de travail du roman. Il nous montre par exemple que l'écrivain pratique l'enquête documentaire bien autrement que Zola à la même époque. Ainsi, lorsqu’il est question de choisir le lieu d’une action et de le décrire, Flaubert commence par l’imaginer dans les détails pour, ensuite seulement, se chercher un endroit qui corresponde exactement à sa vision première. Et cet endroit, inévitablement il le trouve… Lorsque, par ailleurs, le même s’emploie à doter son œuvre d’un plan ferme, il n’aura de cesse, en cours d’écriture, de multiplier les détails concrets pour noyer toute trace dudit plan. Ailleurs encore et à propos de L’Éducation sentimentale, il nous est montré comment l’écrivain entrelace subtilement les logiques causales à l’intérieur de son récit pour les surplomber en fin de compte d’un « chaînage transversal qui ne relève plus de la successivité temporelle » (p. 354) mais bien d’un Fatum s’appuyant sur des coïncidences et des hasards, marque suprême de son ironie.

Cette Éducation, qui à sa parution n’eut aucun succès, apparaît bien comme le sommet dans l’œuvre de Flaubert. C’est le fait d’une écriture profondément moderne dans son élaboration complexe et que le public de l’époque ne pouvait « entendre ». Mais c’est le fait plus encore, comme on s’en avise aujourd’hui, de la science des rapports sociaux que déploie le roman. C’est ce qu’avait bien perçu Pierre Bourdieu, jamais cité ici, dans l’analyse qu’il consacra au roman dans Les Règles de l’art. Or, si avec de Biasi on pose la question de l’engagement de Flaubert, ce Flaubert qui, dans son grand roman, n’a de bienveillance que pour les dominés (de Dussardier àMarie Arnoux), c’est précisément dans la rencontre avec une science sociale en train de naître qu’on peut le plus sûrement trouver la manifestation de cet engagement

Pierre-Marc de Biasi, Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vivre, Paris, Grasset, 2009. € 21, 50.

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