Et si les Anglais devaient leur génie de la narration romanesque a leur longue, fort longue habitude de la fréquentation des clubs ? Qu’a d’autre à faire, en effet, le clubman lorsqu’il est dans son cercle et sirote whisky ou porto, si ce n’est de trousser l’anecdote, de narrer ses chasses au tigre s’il est ex-colonel de l’armée des Indes, de se répandre en récits plus ou moins enlevés ? De là pourrait avoir résulté une puissante imprégnation sociale, voulant que l’art de bien conduire un récit devienne vertu nationale et fasse de chaque sujet britannique un romancier en puissance. En tout cas, convenons-en, à chaque fois qu’un auteur anglais raconte, il le fait avec une virtuosité consommée que ses collègues de France et de Navarre ne peuvent que lui envier.
Les ingrédients de ce talent partagé sont connus. Il y a certes la solide construction narrative que soutient un service stylistique souvent minimal : c’est qu’ici on ne s’embarrasse pas de fioritures. Il y a ce réalisme très particulier qui transforme illico n’importe quel lecteur en autochtone. Il y a enfin, et quel que soit la teneur du roman, un humour qui, visible ou pas trop, exerce ses cruautés par petites touches et allusions. Au total, cela donne de savoureux cocktails qui font qu’un « roman moyen » (c’est-à-dire à succès ou à « prix ») d’origine british est à la fois plus substantiel et plus excitant à lire que ses équivalents français (Dieu nous guérisse des Élégance du hérisson et des Où on va, papa ?). C’est que ce roman est bien taillé et taillé dans le meilleur tweed.
Cela dit, tous les romans anglais ne se valent pas et il arrive malgré tout que le cocktail manque de saveur. Soit deux exemples contrastés. On commencera par le dernier David Lodge, paru en traduction sous le titre de La Vie en sourdine. Qu il est loin le temps où Un tout petit monde nous enchantait par sa drôlerie sarcastique ! Comme la déception est grande ! Pourtant Lodge retrouve le monde universitaire qu’il excelle à satiriser. Et le thème choisi est plein de ressources tant émotionnelles que caustiques. Prof à la retraite, remarié à une femme dynamique, sollicité par une étrange jeune doctorante, Desmond voit l’âge l’attaquer en commençant par les oreilles : il devient sourd. Et Lodge d’évoquer avec à propos le calvaire mondain du « mal entendant » et les bévues que sa mauvaise audition lui fait commettre. Comme si cela ne suffisait pas, le même Desmond est confronté à une douloureuse perte d’allant sexuel de même qu’il doit faire face à son intempestif de père, qu’il contrôle avec peine et ne sort qu’avec honte. Bref, le thème du vieillissement, si actuel, est au cœur du roman et se prête à maintes observations perspicaces, mâtinées de notes amusantes.
Tout irait donc bien si ce n’était que la narration se traîne, ravivée de temps à autre par une bonne anecdote ou par une pointe amusante. Oui, le récit est filandreux (il fait 400 pages !) et son humour comme éventé. Le risque avec les « narrateurs de club » est que, dès qu’il vous tienne la jambe, ils n’arrivent pas à s’arrêter et se perdent dans les détails vains. Or, c’est bien ce qui se produit ici. On aime bien David Lodge pourtant et l’on se doute que dans son Desmond sourdingue il a mis beaucoup de lui-même. Mais cela ne peut suffire. La verve espérée se perd dans les redites et les effets téléphonés. Non vraiment, La Vie en sourdine n’est pas « merveilleusement autobiographique », comme le voudrait la quatrième de couverture.
Il faut donc en convenir : parfois la belle mécanique du roman anglais s’enraye. Heureusement, il arrive aussi qu’elle démarre au quart de tour. Pour preuve, le non moins récent Sur la plage de Chesil, de Ian McEwan, auteur d’autres excellents romans comme Samedi ou comme L’Expiation. Dans ce dernier, McEwan faisait long avec succès. Le voici qui fait court pour notre bonheur. Quel culot aussi : le romancier choisit de nous raconter la nuit de noces ratée que connaît un jeune couple des années 1960 dans un hôtel minable en bord de mer. Autre trouvaille : il scande le récit « nuptial » de vives remontées dans le passé des jeunes gens. Et c’est prétexte à une analyse fulgurante de deux milieux typiques de la classe moyenne. McEwan déploie ainsi une très fine sociologie des habitus, justifiant superbement que Florence et Edward soient arrivés vierges et inexpérimentés au mariage et que l’un et l’autre finissent par « échouer sur la plage », au sens propre et au sens figuré. Au total, roman et nuit de noces valent ici comme petite allégorie de ce que fut une Angleterre figée sur elle-même dans un après-guerre n’en finissant pas.
Mais ce montage serait peu de chose s’il n’était soutenu par la force d’une écriture. Dès les premières pages, le ton est donné, et il est d’une férocité délicieusement nonchalante. Voici le repas que prennent les « mariés » dans un hôtel à peu près vide où les servent des jeunes gens du voisinage qui, eux aussi, sont pris de trac mais pour d’autres raisons que les jeunes époux : « Ce n’était pas une période faste dans l’histoire de la cuisine anglaise, mais personne ne s’en souciait vraiment, sauf les visiteurs étrangers. Le dîner de noces commença, comme tant d’autres à l’époque, par une tranche de melon décorée d’une unique cerise confite. Dans le couloir, des plats en argent sur leurs chauffe-plats contenaient des tranches de rôti de bœuf dont la cuisson remontait à plusieurs heures, figées dans une épaisse sauce brune, des légumes bouillis et des pommes de terre bleuâtres. Le vin était français, même si l’étiquette, ornée d’une hirondelle solitaire s’envolant à tire-d’aile, ne mentionnait aucune appellation précise.Il ne serait pas venu à l’idée d’Edward de commander un vin rouge. » (p. 12-13)
On ne fait pas plus Anglais. Et, en même temps, on ne fait pas plus flaubertien —on pense tout au long à Madame Bovary. Car tel est le paradoxe. Si représentatif d’une école nationale par tout son humour cruel et toute sa violente vérité sociale, Sur la plage de Chesil fait penser en permanence au fondateur du roman français moderne. On ne peut s’en étonner puisque McEwana choisi de narrer d’un bout à l’autre un parfait ratage, impliquant une époque et une collectivité. Du Flaubert donc mais parfaitement britannisé. C’est que McEwan se lâche bien plus que l’auteur de Bovary ne l’eût fait, donnant tantôt dans un burlesque sordide (la scène de l’éjaculation précoce) et tantôt dans l’émotion à peine retenue (la scène finale sur la plage). Dès ce moment, il se retrouve entièrement « raconteur de club », mais d’un club select et pénétré de ce que vaut l’écriture littéraire.
David Lodge, La Vie en sourdine, traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier, Paris, Rivaages, 2008.
Ian McEwan, Sur la plage de Chesil, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Paris Gallimard, 2008.